Au matin du 13 avril, on annonçait une directive concernant les théâtres de ville de la municipalité d’Istanbul. Entre autres, celle-ci annonçait la mise en place d’un critère éthique dans le choix des pièces qui seront présentées au public, ainsi qu’une réforme de l’organisation des théâtres. Il s’agit de modifier la structure des directions en « changeant » les membres de leurs conseils ainsi que leurs attributions. Par exemple, le choix des œuvres représentées ne dépendra plus de la direction générale artistique, de même, le « comité du répertoire » – celui qui propose un éventail d’œuvres pouvant être jouées – ainsi que le comité directionnel ne seront plus inclus dans le processus du choix des œuvres, celui-ci étant entièrement transmit à un « comité littéraire ». Ce dernier étant constitué du directeur général artistique ainsi que – et c’est sur ce point que les esprits s’échauffent – de personnels de la mairie et de personnes extérieures au monde du spectacle choisies par le maire.
Face à de tels changements, les acteurs et metteur en scène posent clairement la question de l’appartenance de l’art aux artistes. Des bureaucrates donnant leur avis sur les œuvres présentées au public stambouliote signifie pour eux une perte d’autonomie artistique, et donc un danger pour la liberté d’expression. En outre, il est intéressant de noter sur quels critères cette directive est basée. La raison d’être des théâtres de ville est – depuis leur création – la démocratisation de la culture, c’est-à-dire l’apport par l’État du grand art aux parties de la société les plus démunies. On peut donc parler de droit à la culture, d’accès égalitaire. En réponse, le gouvernement base son argumentation sur son désir d’apporter une « démocratie culturelle », concept incontournable pour l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne. Ainsi, on trouve des auteurs proches du gouvernement comme İskender Pala qui n’hésite pas à parler d’ « art conservateur ». Selon lui, une partie de la population, ou même une majorité électorale, étant de sensibilité conservatrice, il est indispensable au nom de la « démocratie » que ceux-ci puissent retrouver au théâtre la culture à laquelle ils appartiennent.
Ce débat n’est donc pas simplement une dispute entre conservateurs et laïques, mais aussi un débat sur la notion de démocratisation de la culture, contre le concept de démocratie culturelle. Pour implémenter cette nouvelle directive, les théâtres de ville ne seront plus tous financés de manière égalitaire, mais selon le bon vouloir du fameux comité littéraire, celui dont les membres sont des bureaucrates conservateurs proche ou membre de l’AKP. Surtout, le gouvernement a annoncé une privatisation de tous les théâtres nationaux le 29 avril. Hors, il est clair qu’une approche aussi libérale met gravement en danger l’art et la diversité artistique. Sur ce point, un troisième acteur entre dans le débat, il s’agit des petits théâtres privés, ceux qui ne bénéficient d’aucune aide et qui sont directement soumis aux dures lois du marché. Ceux-ci rappellent qu’eux-mêmes tentent de se financer seuls, tandis que leurs concurrents – théâtres de ville et théâtres nationaux – bénéficient d’aides publiques, en échange d’un théâtre qu’ils jugent médiocre. Le prix des billets est aussi trop bas, pour qu’eux-mêmes puissent être suffisamment attractifs. Selon eux, les subventions doivent être certes indépendantes des idéologies politiques, mais surtout distribuées de manière à ce que les petits théâtres puissent aussi survivre. Ils réclament un fond spécial pour les théâtres privés.
Erdem Şenocak, comédien de la troupe Seyyar Sahne explique comment certaines alternatives peuvent être trouvées : « C’est la loi du marché qui régit le théâtre privé en Turquie, dit-il, dans notre troupe, nous devons tous travailler en plus, dans un autre métier. Sans quoi, nous ne pourrions survivre ! » Celal Mordeniz, le directeur et metteur-en-scène de la troupe continue : « Nous avons eu la chance de trouver des dons et des aides de notre entourage et de notre public qui nous est fidèle depuis des années, sans quoi nous n’aurions jamais pu faire ce que nous faisons aujourd’hui. Mais nous avons besoin de plus d’aide encore ! ». Effectivement, ce que la troupe Seyyar Sahne est en train de réaliser nécessite un financement important, car ceux-ci construisent une Medrese réservée au théâtre et aux arts du spectacle. Ce lieu, dont l’architecture rappelle les anciennes arcades des écoles ottomanes, a pour ambition de devenir un centre d’envergure nationale, voire même internationale. Situé entre Izmir et Ephèse, dans l’authentique village de Şirince, la Medrese abritera un amphithéâtre, une scène ouverte, une bibliothèque, un studio de musique, un atelier pour les arts plastiques, des jardins, des chambres, des résidences d’artistes, une cantine et une grande cour intérieure tapissée de gazon. Ce lieu tente de créer un nouveau modèle pour les petits théâtres privés de Turquie qui ne bénéficient d’aucune subvention. Il s’agit donc d’une initiative civile qui tente de répondre tant au gouvernement, qu’à la loi du marché. Cette alternative propose une solidarité accrue entre les petits théâtres, ainsi que celle d’un public qui doit avoir la liberté de pouvoir accéder au théâtre qui lui plait.
L’architecte de cette nouvelle école, Sevan Nişanyan, le même qui a rénové plusieurs maisons dans ce village, explique comment il a été séduit par l’idée dès le début : « Je voulais que Şirince soit doté d’une touche artistique, mais j’avais besoin avant tout d’artistes naturellement ! ». Nişanyan est également l’architecte du « village de mathématiques » appartenant à la Fondation Nesin. Ce village est célèbre en Turquie pour accueillir 250 élèves par jour – tout l’été – pour recevoir des cours de mathématiciens Turcs et étrangers. Dans ce même environnement, la Medrese de théâtre ambitionne donc de se créer une place, tout en proposant aux autres petits théâtres de les rejoindre. La troupe Seyyar Sahne, portée sur le rapport du corps au jeu théâtral, rappelle que ce lieu est ouvert à tous les arts du spectacle, au cirque, à la danse, aux performances créatives, au cinéma, au chant, au conte, à l’improvisation ou encore à la marionnette. Les théâtres des villes peuvent donc jouer leurs pièces « conservatrices » – dont on attend avec impatience les premières représentations –, car les petits théâtres détiennent la clé des champs !