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Turquie : Le droit à l’avortement remis en question

mardi 12 juin 2012, par Jean Marcou

Alors que la vie politique turque connaissait depuis une dizaine de jours une phase de tensions provoquées par les déclarations du ministre de l’intérieur sur le drame d’Uludere (cf. notre édition du 31 décembre 2012 : « 35 villageois kurdes tués par une frappe aérienne ») et les réactions qui s’en sont ensuivies, Recep Tayyip Erdoğan a ouvert une polémique sur un tout autre terrain. Le 25 mai 2012, s’exprimant devant la branche féminine de son parti à Istanbul, le premier ministre a condamné l’avortement, en l’assimilant à un meurtre : « Je considère l’avortement comme un meurtre. Que vous tuiez un bébé dans le ventre de sa mère ou que vous le tuiez après, il n’y a aucune différence. » Il a également rappelé son hostilité à l’accouchement par césarienne, avant de surenchérir en comparant l’avortement, cette fois, à Uludere ! Le leader de l’AKP n’a pas tardé à recevoir le soutien de sa ministre des affaires sociales, Fatma Şahin. « Il n’est pas question pour nous de tempérer nos positions sur la question du droit à la vie. », a-t-elle affirmé, tout en appelant à l’usage des méthodes contraceptives pour éviter de recourir à l’avortement.

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Aylin Nazlıaka, députée kémaliste du CHP

Ces prises de position ont entrainé une réaction rapide de l’opposition. « Je suis profondément dépitée par les propos du premier ministre. Il devrait arrêter de faire de la politique en utilisant le corps des femmes. Il devrait arrêter de monter la garde devant les vagins des femmes. En Turquie, nous en arrivons à un régime totalitaire qui intervient dans la vie privée des gens. » a déclaré Aylin Nazlıaka (photo), une députée kémaliste du CHP. Pendant le week-end qui a suivi, les associations féminines se sont mobilisées, et ont organisé de premières manifestations jusque sous les fenêtres du bureau du premier ministre, à Istanbul, pour dénoncer les risques d’atteinte au « Kürtaj Hakkı » (droit à l’avortement). Depuis, s’organise une campagne de protestation, dont le mot d’ordre est : « Benim bedenim, benim kararım » (mon corps, ma décision).

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Fatma Şahın, ministre des affaires sociales de Turquie

Mais ces réactions n’ont pas découragé le gouvernement d’engager la préparation d’un projet de loi visant à réformer l’avortement, qui est autorisé, en Turquie, depuis 1983, au cours des dix premières semaines de la grossesse. Annoncé par le premier ministre le 29 mai, ce projet a été confirmé, le lendemain, par le ministre de la santé, Recep Akdar, qui a justifié la démarche par la volonté d’éviter que l’avortement ne devienne une méthode de contraception et, de nouveau, par Fatma Şahin (photo), qui a assuré que le nouveau texte prendrait en compte les exigences « de la raison et de la science. » Il semble en fait que la durée légale du droit à l’avortement pourrait être réduite de 10 à 6, voire peut-être 4 semaines.

Si cette initiative s’inscrit dans la continuité de positions traditionnellement et couramment défendues au sein de l’AKP, elle a néanmoins surpris, parce que c’est la première fois qu’elle est exprimée publiquement et de façon aussi carrée. La première explication de cette nouvelle charge erdoğanienne est bien sûr à mettre en rapport avec l’obsession nataliste du premier ministre qui, en même temps qu’il dénonçait l’avortement et la césarienne, a évoqué des « pratiques délibérées » visant « à gêner l’accroissement de la population en Turquie ». Cette obsession est souvent mise en rapport, dans les discours du leader de l’AKP, avec deux objectifs emblématiques qu’il souhaite voir atteints, lors du 100e anniversaire de la République, en 2023 : celui, d’une part, de doubler le PIB par tête ; et celui, d’autre part, de faire de la Turquie l’une des dix plus grandes économies mondiales. Dès lors, un peu comme Michel Debré, dans la France de l’après-guerre, Recep Tayyip Erdoğan ne cesse de recommander à ses concitoyennes d’avoir au moins 3 enfants. Un conseil qu’il n’a pas hésité à prodiguer, il y a quelques années, à l’occasion de la journée internationale de la Femme, et plus récemment même au premier ministre finlandais stupéfait, tandis qu’il déplorait la baisse de la natalité en Europe.

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Manifestantes turques s’opposant à la remise en question de l’avortement

Pourtant, n’en déplaise au leader de l’AKP, pour ce qui est de sa natalité, la Turquie est en train de devenir européenne, puisqu’elle a vu son indice de fécondité baisser régulièrement depuis 20 ans pour rejoindre actuellement, avec 2,1 enfants par femme, l’indice des pays européens les plus féconds, comme la France et l’Irlande (2). Plus précisément, on observe que la forte disparité régionale de développement économique voit le taux de fécondité de certaines provinces (du sud-est notamment) dépasser 4, alors même que celui de zones urbaines développées de l’Ouest, comme Istanbul, enregistre un indice nettement inférieur à 2. Il semble donc que le développement économique et l’augmentation du PIB par tête n’aillent pas de pair avec l’objectif de 3 enfants par femme, et cela est devenu le cauchemar de notre Michel Debré anatolien !

Trêve de plaisanterie pour observer que, comme toujours, l’AKP a su glisser, en l’occurrence, une pointe de post-modernité et de pertinence dans les véhicules de son conservatisme ambiant. Cette remarque concerne surtout la polémique sur la césarienne, car le premier ministre et ses partisans introduisent là un débat extrêmement ambigu et biaisé. En Turquie, le nombre des césariennes a connu un accroissement spectaculaire, au cours des dernières années. Il y plusieurs raisons à cela. En premier lieu, nombre de médecins formés aux États-Unis, ou selon des techniques américaines, ont importé dans leur pays une dérive qui veut que les obstétriciens, par crainte d’actions en responsabilité abusives, voire tout simplement par facilité, recourent systématiquement à ce mode d’accouchement, alors même que médicalement il ne s’impose pas. En second lieu, la césarienne est devenue une bonne affaire pour nombre de cliniques et de praticiens, une telle intervention rapportant beaucoup plus qu’un accouchement naturel. Enfin, les classes aisées, qui ont été les premières à recourir à la césarienne systématique, ont contribué à véhiculer l’idée qu’il s’agissait là d’un mode d’accouchement « moderne » et sécurisé. Ainsi, la dénonciation du recours abusif à la césarienne est probablement juste, eu égard à un impératif de santé publique, mais, en l’occurrence, tout le problème est qu’elle comporte des arrière-pensées conservatrices, voire politiciennes, qui priment sans doute sur la préservation de la santé des femmes.

Toutefois, c’est bien sûr le débat sur l’avortement qui occupe le devant de la scène politique turque depuis une dizaine de jours. Il faut dire que, comme on pouvait s’y attendre, un certain nombre de responsables de l’AKP n’ont pas tardé à « se lâcher », par des déclarations, qui ont relancé les polémiques. Ainsi Melih Gökçek, l’indéboulonnable maire d’Ankara, a estimé qu’« un enfant n’avait pas à faire les frais de l’adultère de sa mère », quant à Ayhan Şefer Üstan, le président de la commission parlementaire des droits de l’homme, il n’a pas hésité à exclure l’avortement même en cas de viol.

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C’est mon corps, c’est ma décision.

Au cours des derniers jours, l’affaire a pris encore de l’ampleur, provoquant à Istanbul des manifestations de femmes, comptant parmi les plus importantes jamais organisées dans ce pays. Pour sa part, le syndicat turc des gynécologues et obstétriciens a rappelé qu’en Turquie [ndlr de te : il lire « dans le monde »] une femme meurt toutes les 8 minutes des suites d’un avortement clandestin. Il a adressé un rapport à la commission constitutionnelle de conciliation qui prépare actuellement la nouvelle constitution, pour lui demander que la liberté d’avorter soit garantie par le prochain texte constitutionnel.

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Mehmet Görmez, président du Diyanet

Le gouvernement a reçu, quant à lui, le soutien du président du Diyanet (la direction des affaires religieuses), Mehmet Görmez (photo), qui a affirmé, le 4 juin, que la mère n’était pas « propriétaire » du fœtus et qu’elle ne pouvait décider d’en faire ce que bon lui semblait. L’entrée en lice de ce haut fonctionnaire pour s’exprimer sur une question éthico-religieuse, est assez surprenante. En effet, le Diyanet assume des fonctions qui sont essentiellement administratives et qui excluent notamment la production de fatwas, comparables à celles que peut rendre, sur les modes de vie et les sujets de société, une institution comme la mosquée d’Al-Azhar en Égypte. Cette prise de position de Mehmet Görmez confirme néanmoins une tendance qui s’est manifestée, à plusieurs reprises récemment, et qui a vu le premier responsable du Diyanet sortir d’un rôle étroitement bureaucratique pour émettre des avis sur des questions de morale ou de religion (cf. notre édition du 16 novembre 2010 : « Départ anticipé du Président du Diyanet. ». Ce glissement des fonctions du Diyanet est en soi assez révélateur des mutations que connaît la Turquie. Car si cette institution, créée en 1924 par la République, pour encadrer l’islam sunnite hanéfite, après l’abolition du Califat, se met à tenir un rôle religieux, plus que d’administration de la religion, il risque de devenir à terme, comme le débat en cours sur l’avortement le laisse présager, un auxiliaire zélé de légitimation du pouvoir en place, et surtout le premier soutien du conservatisme politique.

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