La suite de l’échange entre Bernard Dreano et Ara Toranian rédacteur en chef des Nouvelles d’Arménie. Villeurbanne : beaucoup plus grave qu’une péripétie locale. (1)
Lettre à Ara Toranian, Paris, le 10 février 2008
Monsieur Toranian,
Vous m’avez écrit par rapport à mon texte « Villeurbanne : beaucoup plus grave qu’une péripétie locale », en le critiquant et en contestant ma présentation de vos positions dans votre éditorial des Nouvelles d’Arménie, « Villeurbanne : les habits neufs du nationalisme turc » mis en ligne le 3 février 2008 sur www.armenews.com. Il va de soi que nous faisons figurer votre courrier et la présente réponse sur notre site www.reseau-ipam.org et que nous demanderons de faire de même à tout site avec lequel nous collaborons et qui publierait “Villeurbanne : beaucoup plus grave qu’une péripétie locale.”
Vous considérez que, dans votre éditorial, vous ne faites aucun lien entre Sirma Oran-Martz, la militante verte exclue de la liste de gauche pour les municipales à Villeurbanne, et son père le militant démocrate turc Baskin Oran. Pourtant vous commencez votre éditorial en présentant « l’affaire de Villeurbanne » concernant la fille comme une preuve de la résurgence du négationnisme turc du génocide arménien, avant de poursuivre en expliquant que ce « négationnisme intelligent » ( Turquie : les habits neufs du nationalisme turc) d’aujourd’hui est représenté par le père.
Il y a bien eu une affaire à Villeurbanne : l’exclusion d’une militante verte d’origine turque par le maire Jean-Paul Bret se fondant sur des accusations proférées à son encontre par des tiers. Madame Oran-Martz était mise en cause pour les propos qu’elle avait tenus lors de la réunion sur le dialogue arméno-turc qui s’était déroulé à Villeurbanne le 8 septembre 2006. Cette réunion, que j’avais l’honneur de présider, étaient organisée autour des témoignages de Isabella Sargsyan et Armen Ohanian d’Arménie, et ceux de Dilara Demir et Toygar Halistoprak de Turquie, qui faisaient part de leur expérience du séminaire « Yavats Gamats » organisé par le réseau Helsinki Citizens’ Assembly à Antakya en 2005. La rencontre avait permis d’aborder, dans un climat ouvert et cordial, les questions d’identités d’actualité et d’histoire, y compris concernant les relations des Arméniens et des Turcs en France, et Sirma Oran-Martz y avait expliqué les questions qu’elle se posait à ce sujet et pourquoi elle avait mal vécu la manière dont avait été présentée l’érection du mémorial du génocide à Lyon. Ce type de réunion n’est certainement pas le cadre qu’affectionnent les négationnistes et personne n’y défendait leurs idées.
Rappelons que le réseau Helsinki Citizens’ Assembly, fondé en 1990 à Prague, a été créé, en Turquie, par des militants des droits de l’homme et de la démocratie autour de Murat Belge et que Hrant Dink en était un militant actif, en Arménie, par des militants de même trempe autour d’Anait Bayandour, prix Olof Palme pour la paix en 1993 et au Nagorno-Karabagh autour de Karen Ohanjanyan.
Est-ce le fait de participer à ce type de dialogue qui est maintenant assimilé à du négationnisme ? C’était ce que semblaient penser ceux qui avaient obtenu en 2006 l’interdiction de la réunion à Lyon, ville ou elle était initialement prévue.
Il est clair que les actions menées par les forces officielles ou officieuses de l’empire ottoman à l’encontre de la minorité arménienne à la fin du XIXe siècle et au début du XXe sont des crimes, et que l’opération de purification ethnique par le massacre de masse, mis en œuvre de façon planifiée par le gouvernement de Talaat Pacha en 1915, est un génocide.
Mes amis et moi n’avons aucun doute là-dessus. Il est légitime que ceux qui se considèrent comme dépositaires de la mémoire des victimes, des témoignages des rescapés et du patrimoine historique arménien, se battent contre l’oubli et pour la reconnaissance. Il est évident que sans celle-ci, il n’y aura pas de réconciliation effective entre Arméniens et Turcs, et donc de paix durable dans la région, et que cette question concerne aussi la société française, dans ses composantes d’origine turque et arménienne et dans son ensemble.
Nous sommes bien placés pour savoir l’importance d’une question comme celle-là, moi comme vous, M. Toranian, comme citoyens français. Nous savons par exemple qu’il ne peut y avoir de réconciliation franco-algérienne profonde, y compris au sein même de la société française sans reconnaissance des crimes commis pendant la guerre d’Algérie et sans connaissance de la violence du traumatisme initial, la guerre de conquête des années 1830, aux aspects génocidaires évidents. Nous savons l’importance de la compréhension du traumatisme de l’esclavage constitue pour des pans entiers de notre société. Cette reconnaissance est d’abord une connaissance et ne saurait être une « repentance » nourrissant frustrations et amertumes. Mais attendre cette reconnaissance formelle pour mener le travail de réconciliation par rapport au passé pour le présent est une dangereuse illusion. La reconnaissance se construit toujours dans le processus de dialogue, dans le cas franco-algérien, dans celui de l’esclavage comme dans celui des Arméniens et des Turcs, y compris en France.
Vous considérez que la reconnaissance « est un point de départ et non une ligne d’arrivée », faute de quoi se refermera le piège conduisant à la négation définitive par l’amnésie. C’est une position que nous ne partageons pas mais que nous pouvons entendre.
Nous, nous pensons qu’il faut, comme le disait Hrant Dink, surmonter « le traumatisme des Arméniens et la paranoïa des Turcs » (Hrant Dink, Etre arménien en Turquie, Ed. Fradet 2007), et pour cela s’appuyer sur le dialogue qui se développe au niveau des sociétés civiles et non le récuser. Ecouter Baskin Oran quand il dit, lors du plus grand rassemblement arméno-turc jamais tenu à Paris, le 26 janvier dernier en hommage à Hrant Dink : ne faites pas, ici et aujourd’hui, de la reconnaissance une précondition.
C’est une position qui n’est pas la vôtre et celle de nombreux Arméniens, et nous en prenons acte, mais c’est surtout une position que vous ne voulez pas entendre. Pour vous, elle signifie soutenir l’Etat turc qui agit sans relâche « pour censurer l’expression politique de la vérité ». Vous voyez dans ces rencontres qui se déroulent depuis plusieurs années à Istanbul, Antakya ou Cannakale, à Erevan, à Londres, Paris, Strasbourg ou Romans, et même à Villeurbanne, la main du « joueur d’échec » ( Turquie : les habits neufs du nationalisme turc) de l’Etat profond turc. Vous amalgamez les organisations de la société civile et les démocrates comme Baskin Oran, au gouvernement de l’AKP auxquels ils s’opposent politiquement, et le gouvernement de l’AKP aux nationalistes « républicains » civils et militaires et aux fascistes du MHP qui ont tué l’un d’entre nous, Hrant Dink, et menacent ses amis ! Et vous appelez dans votre éditorial, à la répression, par la loi, ici, en France de tous ces « Turcs » ou de leurs porte-parole, tous présupposés négationnistes et ainsi rassemblés ! Pour faire bonne mesure je note au passage que je suis moi aussi mis dans cette catégorie infamante sur votre site... Il y a beaucoup plus grave : ces attaques réjouissent au plus au point les nationalistes arménophobes turcs et les vrais négationnistes de la magistrature et de l’armée, dont les démocrates comme Baskin Oran sont les permanentes têtes de turcs...
Nous soutenons Ahmet Insel quand il demande, dans la presse turque, à ses compatriotes de reconnaître la douleur arménienne. Nous sommes émus quand 100 000 turcs proclament dans la rue, lors des funérailles de Hrant Dink, « nous sommes tous des Arméniens ! ». Nous nous réjouissons d’entendre des participants de la rencontre d’hommage à Hrant de Paris le 26 janvier dernier, proposer de travailler ensemble, Arméniens et Turcs, sur la mémoire, comme l’avaient fait, ensemble et sans tabous, les jeune stagiaires d’Antakya en 2005 lors de la rencontre “Yavas Gamats”. Nous savons que les musiciens de Kardes Türkuler font bien plus avancer la cause de la reconnaissance que les diatribes contre les démocrates, quand ils font entendre à des dizaines de milliers de turcs, le poème de Yegishe Charents, comme une partie de leur propre histoire « Akh, sirdis im vorp u anispop / yergir im vorp u anurakh » (Oh mon cœur orphelin sans remède, ma terre douloureuse et orpheline).
Je souhaite qu’il soit possible à l’avenir d’avoir un débat réel sur ces questions et j’espère même que ce débat pourra commencer dès cet échange.
Bernard Dreano