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La question du voile dans les universités turques : l’AKP rattrapé par ses engagements passés.

jeudi 14 février 2008, par Jean Marcou

« La Turquie est laïque et le restera ! ». Plus de 100 000 personnes ont manifesté, samedi 2 février 2008, sur le mausolée d’Atatürk à Ankara, tandis que des rassemblements similaires avaient lieu dans plusieurs villes de province. Reprenant des slogans déjà entendus lors des « miting » laïques du printemps dernier, les manifestants entendaient dénoncer le « paquet constitutionnel », qui doit être adopté par le Parlement, pour permettre la levée de l’interdiction du voile dans les universités turques.

Manifestation contre le foulard à l'université
Rappelons que cette révision constitutionnelle découle du fait que l’interdiction en question a été constitutionnalisée par une décision de la Cour constitutionnelle qui, en 1989, a fait suite à l’apparition du voile dans les universités et aux premiers contentieux qu’elle avait alors provoqués. En interdisant le port du voile dans les universités, la Cour a donc fait de cette interdiction une norme de valeur constitutionnelle.

Celle-ci ne peut être désormais modifiée que par une décision de la même juridiction en sens contraire ou par une disposition constitutionnelle écrite. Lors de la campagne pour les législatives de 2002, le gouvernement de l’AKP avait promis qu’il lèverait cette interdiction, mais dans un souci d’apaisement et de consensus, il a finalement préféré oublier sa promesse pendant la législature 2002/2007. Le lancement du projet de « constitution civile », après la nouvelle victoire de l’AKP aux législatives de 2007, a relancé le débat sur la levée de l’interdiction du voile dans les universités. Alors que la commission des constitutionnalistes, dirigée par Ergun Özbudun et chargée par l’AKP de rédiger la première mouture de la « constitution civile », avait préféré, en septembre 2007, s’abstenir sur l’épineux dossier du voile à l’université, le Premier ministre a finalement affirmé, par la suite, son intention de tenir sa promesse et de lever l’interdiction.

Pourtant, les réactions provoquées par cette décision dans les milieux universitaires et judiciaires ont manifestement tempéré l’ardeur de l’AKP, retardant par là-même la présentation de son projet de « constitution civile » devant le Parlement. Profitant de cette valse-hésitation gouvernementale, le parti nationaliste de Devlet Bahçeli (MHP) s’est alors engouffré dans la brèche. Dénonçant les atermoiements d’un gouvernement, « incapable de tenir ses engagements », tout en se posant en « facilitateur » d’un conflit qui divise la société turque, le MHP a réussi à ouvrir une voie « soft » pour faire admettre un voile « soft ». En effet, l’AKP et le MHP se sont accordés, à la fin du mois de janvier 2008, pour réviser les articles 10 et 42 de la constitution actuelle. Cette révision évite ainsi que la question du voile à l’université demeure un enjeu gênant l’élaboration de la « constitution civile ». Par ailleurs, les deux partis ont aussi décidé de réviser l’article 17 du statut du YÖK et prévu que ne serait autorisé dans les universités que le port du « basörtüsü », c’est-à-dire d’un voile couvrant les cheveux, laissant voir le visage et noué sous le menton (et non pas derrière la nuque comme le turban islamique).

Les remous suscités par ce « paquet constitutionnel » sont néanmoins très révélateurs des mutations et des enjeux que connaît actuellement le système politique turc. Ils nous renseignent sur l’état du rapport de force existant entre « l’establishment » et le gouvernement, même si ce rapport reste difficile à cerner. S’il est vrai qu’après les affrontements de l’été, une sorte de trêve s’est imposée entre l’armée et le gouvernement, la situation n’est pas réellement pacifiée. Que l’armée soit restée silencieuse dans cette affaire de voile, en particulier, ne veut pas dire pour autant qu’elle soit sortie désormais du jeu politique. Interrogé par les médias, le Général Büyükanit a choisi de pas s’exprimer, en précisant cependant que le peuple savait bien ce que l’armée pensait. La grande bavarde de 2007 serait-elle en train de se muer en grande muette ! Quoiqu’il en soit, on peut se demander si ce silence étrange n’a pas produit plus d’effets sur le gouvernement que les tirades sans nuances que le chef d’Etat major n’avait cessé de lancer à tout va, pendant la crise présidentielle de 2007. « Ils ont peur de l’armée ! » disent certains laïques, en parlant des membres du gouvernement et de la majorité parlementaire, comme pour se rassurer, alors même que le projet de révision constitutionnelle est sur les rails et qu’on ne voit pas ce qui pourrait l’arrêter. Toutefois, force est de constater que cette nouvelle affaire de voile bloque le projet gouvernemental de « constitution civile » depuis plusieurs mois et oblige le gouvernement à contourner l’obstacle en passant par une révision de la constitution encore en vigueur. On peut donc se demander si effectivement le gouvernement a peur et de quoi exactement ?

En premier lieu, en terme de politique intérieure, il est clair qu’en dépit de la démarche « soft » permise par l’alliance AKP/MHP, cette affaire très symbolique dans son essence reste porteuse d’un risque de déstabilisation. Les milieux gouvernementaux s’emploient à grossir, à dessein, ces derniers jours, la portée du « modus vivendi » qui se serait établi entre eux et l’armée, alors même que pour l’instant cette dernière n’a pas vraiment donné des gages de ses bonnes intentions à leurs égards. La presse et les différents lieux du débat politique (chat, internet, courriers des lecteurs…) révèlent une intensification de la dureté des propos tenus par les deux camps. Il est donc pour le moins prématuré de parler d’une pacification du conflit entre « laikçi » et « dinci ». L’application de l’interdiction de la levée du voile dans les universités, au moment où les autorités académiques manifestent leur exaspération, pourrait donner lieu à des incidents. Il est probable, en outre, que les instances judiciaires traditionnellement gagnées aux thèses de « l’establishment », et en particulier la Cour constitutionnelle, saisie par le CHP sur l’affaire du voile, vont elles aussi faire leur entrée en lice dans les prochaines semaines. Une annulation de la réforme par cette cour pourrait de nouveau créer des blocages, au sommet de l’Etat, et donc gêner l’action du gouvernement. La Cour de cassation, pour sa part, par la voix de son vice-président, Osman Sirin, a réitéré, le 4 février 2008, son opposition catégorique à la levée de l’interdiction du voile dans les universités.

En fait, cette affaire montre les limites de la tactique consensuelle de l’AKP. Lors de sa première législature, le parti de Recep Tayyip Erdogan a fait oublier ses promesses les plus idéologiques et politiques, par ses bons résultats économiques. Formation issue de la mouvance islamiste, l’AKP a pu dès lors apparaître comme un parti libéral conservateur qui gérait bien l’économie de la Turquie et améliorait la situation de ses citoyens. Cette démarche a culminé pendant la campagne électorale de 2007 au cours de laquelle l’AKP a fui les débats idéologiques, où ses adversaires laïques tentaient de l’enfermer, pour ne parler que de son bilan et des développements encore meilleurs qu’il pouvait laisser espérer pour les années à venir. Aujourd’hui, l’AKP est au pied du mur, rattrapé en quelque sorte par son passé islamiste. Le MHP, qui se pose désormais en parti du système et entend chasser sur les terres du parti gouvernemental, lors des prochaines élections municipales, n’y est pas pour rien. Il s’est chargé de lui rappeler ses engagements en poussant le Premier Ministre à prendre position dans le débat qu’il évitait, depuis 2002, ce qui n’est pas sans risque. Car ce conflit sur une question sensible, outre les troubles sociaux et les blocages politiques qu’il peut occasionner, gêne la mise en œuvre du programme économique et social du gouvernement qui est en fait l’axe de son succès depuis qu’il est au pouvoir.

En second lieu, si on se place sur le terrain de la politique étrangère et de l’intégration européenne, cette nouvelle affaire de voile arrive au mauvais moment pour le gouvernement de l’AKP. Là encore, il semble que la tactique européenne du Parti de Recep Tayyip Erdogan s’essouffle quelque peu dans cette affaire. Depuis 2002, retournant en quelque sorte l’européanisation contre l’Etat kémaliste, le gouvernement a mené des réformes de libéralisation politique et de démilitarisation en invoquant les critères de Copenhague. Pour autant, l’argument (abondamment développé par les responsables de l’AKP, ces derniers jours), selon lequel autoriser le voile dans les universités serait se conformer aux exigences européennes en matière de droits et libertés, est quelque peu excessif et sonne faux. On pourrait d’ailleurs rappeler au gouvernement, à cet égard, que ce raisonnement n’a pas été celui de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, lorsqu’elle a eu à se prononcer en 2005, sur cette affaire. En effet, sans dire à l’inverse que la Turquie devait obligatoirement proscrire le voile, la Cour de Strasbourg a estimé que ce pays, eu égard à la nécessité de préserver sa laïcité, ne violait pas les droits et libertés garantis par la Convention Européenne des Droits de l’Homme, en interdisant le foulard dans les universités.

Quoi qu’il en soit, les responsables de l’AKP sentent que l’agitation provoquée autour de cette affaire est en train de nuire à l’image de la Turquie au moment même où ils auraient besoin d’une situation politique pacifiée pour relancer les négociations d’adhésion et séduire les opinions publiques des pays membres de l’Union Européenne. Le Ministre des Affaires étrangères, Ali Babacan, a notamment déclaré : « Les polémiques survenues ces derniers jours affaiblissent l’image de la Turquie à l’étranger… La Turquie est un pays qui doit aller de l’avant dans le domaine des droits et libertés… La Turquie est un pays qui est dans l’obligation de mener des réformes pour parvenir à une adhésion entière à l’Union Européenne… ». Pourtant, si les opinions publiques européennes ont commencé à comprendre qu’un gouvernement issu de la mouvance islamiste pouvait assumer aussi la marche de la Turquie vers l’Europe, sont-elles prêtes à admettre une réforme qui inquiète quant au devenir de la laïcité dans ce pays ? Ce n’est pas en levant l’interdiction du voile dans les universités que le gouvernement convaincra de son désir de renforcer l’Etat de droit en Turquie, mais bien d’abord en réformant l’article 301 du code pénal, ce que l’Europe lui demande de longue date.

Depuis 2002, l’AKP n’a cessé de proclamer son attachement à la laïcité et à la démocratie tout en se faisant le champion de la candidature turque à l’Union européenne. Mais sans diaboliser le parti au pouvoir, on peut dire que cette démarche s’est surtout traduite jusqu’à présent par des postures tactiques (contrer l’opposition kémaliste, élargir sa base électorale, gagner le soutien de personnalités politiques ou de la société civile…) plus que par une démarche de fond. Or, depuis sa victoire sans appel, aux législatives de 2007, le problème n’est plus, pour Recep Tayyip Erdogan, de gagner une manche de plus contre le camp laïque, mais bien d’expliquer quels sont ses choix de société en montrant qu’ils sont conformes aux valeurs de l’Europe. Tout le problème est au fond de savoir si, ce Premier ministre, qui inaugure aujourd’hui des expositions d’art contemporain, alors qu’il dénonçait encore la danse et les statues de femmes nues dans les années 90, sait vraiment s’il acceptera d’être définitivement changé par la République laïque ou s’il s’attachera jusqu’au bout à réaliser le vieux rêve de sa jeunesse militante : changer la République laïque ?

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Sources

Article original publié le 5 février 2008 sur le site de l’OViPoT

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