Aujourd’hui, la crise du système du droit turc est devenu le problème numéro 1 en Turquie. Or, ce sujet était tabou depuis des années. On ne l’évoquait pas ou peu. Comment se fait-il que cette institution quasi sacrée soit devenue l’objet de toutes les discussions et de toutes les défiances ?
En fait, aujourd’hui ce n’est pas un problème juridique mais avant tout judiciaire. Le processus européen a d’une certaine façon permis d’aménager notre droit écrit. Mais désormais le système judiciaire connaît de sérieux problèmes dans l’application de ces nouvelles lois. Par exemple, l’annulation par une cour administrative d’une conférence organisée par trois universités sur le thème de la question arménienne est un sérieux manquement aux règles de droit. Mais le pire reste à venir pour notre système judiciaire.
Pourquoi ?
La raison est simple : le processus d’adhésion à l’UE. La structure étatique traditionnelle en Turquie n’est pas conforme aux règles de droit supra national sur lesquelles s’appuient les droits et les libertés de l’individu. Or, à mesure que la Turquie avance sur sa route européenne, les gens, les citoyens tendent à insister de plus en plus fort sur leur désir de démocratie, de droit et de justice. En réponse, un certain nombre de forces qui souhaitent entraver le processus d’adhésion et qui ne sont pas partisanes de la démocratie se servent du juge comme d’une arme dans certaines affaires. Dans ce pays désormais, il n’est plus question d’affrontement droite-gauche. C’est une lutte entre ceux qui sont favorables à la démocratie et au droit et les partisans de l’ancien ordre, militaire et clos. Et c’est dans le cadre de cet affrontement que l’on essaye d’instrumentaliser le droit et la sphère juridique.
La mise en liberté de Mehmet Ali Agca a suscité la réprobation de tout le pays. S’il restait un tant soit peu de confiance dans le système judiciaire, il semble bien qu’elle se soit définitivement envolée à cette occasion. La libération d’Agca était-elle conforme à la loi ?
Il n’aurait pas fallu réduire la condamnation d’Agca en Turquie pour le meurtre d’Abdi Ipekçi de la peine qui lui a été infligée en Italie pour la tentative d’assassinat du Pape. D’ailleurs la Cour de cassation s’est prononcée sur ce sujet et Agca est retourné en prison. Mais quelle coïncidence que ce soit toujours sur des affaires qui concernent des Abdullah Catli, Haluk Kirci, Oral Çelik et autres Alaaddin Cakici (cf suite de l’interview) que les juges commettent des erreurs et prononcent des remises en liberté infondées !
Pourquoi ?
Parce que ces personnes par le passé ont été mandatées par certaines structures situées à l’intérieur de l’appareil d’état. On les a fait s’évader des prisons dans lesquelles ils se trouvaient. On leur a donné de fausses identités, des passeports. L’identité de ceux qui leur ont fourni cette assistance n’est un secret pour personne. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il n’y a pas d’état profond chez nous. C’est l’Etat qui est lui-même profond. Si l’état visible ou civique ne peut pas être un obstacle à l’état profond, et qu’au contraire, comme chez nous, qu’il en facilite les activités, alors le véritable acteur de ces manœuvres ce n’est pas un quelconque état profond.
Qui est-ce alors ?
C’est L’Etat lui-même. Tous les noms de ceux qui ont délivré ces documents sont connus. Derrière ces documents, ces passeports, figurent les noms de personnages importants du MIT (services de renseignement) et de l’Etat. Il n’y a d’ailleurs personne qui nie leur avoir délivré ces papiers.
Sur l’un des principaux protagonistes de Susurluk (un accident de la route survenu en 1996 dans le village de Susurluk cause la mort de trois passagers d’une voiture : un ancien chef de la Sécurité, un criminel en cavale, Abdullah Catli et sa compagne ; le quatrième occupant du véhicule n’est autre que le député d’Urfa, Sedat Bucak impliqué dans la contre guérilla kurde, ndt), l’ancien du MHP (Parti du Mouvement Nationaliste, extrême-droite) Abdullah Catli, on devait trouver un document signé du directeur de la Sécurité de l’époque selon lequel « Catli faisait partie de la sécurité publique. Je veux qu’on fasse preuve à son égard de toutes les facilités. Il peut porter tout type d’arme. » Où se trouve-t-il donc cet état profond ? Les agents de la fonction publique agissent ainsi au vu et au su de tous. C’est l’Etat lui-même qui verse dans ce genre d’affaire. Il est désormais évident que l’Etat profond a fusionné avec l’Etat de façade. C’est ce qu’on a vu lors des derniers événements de Semdinli. Si le premier ministre ne fait pas preuve de la volonté politique de faire la lumière sur ces évènements, s’il ne sert pas des instruments légaux qui sont à sa disposition, alors il n’entrave pas l’Etat profond et cela signifie qu’il donne son aval à de telles actions. Au moins à Susurluk, on avait envoyé le conseil d’inspection du gouvernement. Erdogan n’a même pas fait cela. S’il limite ses prérogatives à une simple commission d’enquête parlementaire, cela signifie qu’on referme la page de Semdinli.
Bien mais comment se fait-il que la Cour de cassation ait pu se prononcer si vite sur la libération d’Agca ?
Lorsqu’il le souhaite le juge peut délibérer et prendre des décisions aussi rapides. La Cour de cassation avait anticipé l’affaire Agca. Ce fut une procédure normale.
Pourquoi le ministère de la justice a-t-il tardé à saisir la Cour de cassation ? Éts-ce aussi le reflet d’une procédure normale ?
Le ministère de la Justice aurait pu réagir plus tôt. Il a tardé dans cette affaire.
On comprend maintenant que la remise en liberté d’Agca n’est pas juridiquement recevable. Une telle erreur est-elle normale ?
C’est une erreur très grave.
Est-ce que le juge commet souvent de telles erreurs ?
Selon moi, cela arrive. Nous n’en prenons conscience qu’une fois que la presse y met son nez.
Quelle sera la peine pour une telle faute ?
Ce sont des fautes qui ne connaissent pas de sanction. Vous ne pouvez pas lancer un procès contre un juge concerné par des telles fautes. Vous pouvez seulement faire inscrire ce point négatif sur son dossier à la suie d’une enquête. Ce qui compte ici c’est la capacité de fonctionnement du système. Regardez... Dans l’affaire Agca, il a fonctionné. Un tribunal a décidé de le libérer de manière non conforme au droit, le ministère de la justice a usé de son pouvoir en déposant une requête auprès de la Cour de cassation. Le juge suprême a énoncé qu’une condamnation en Italie ne pouvait être déduite d’une condamnation en Turquie. La police qui suivait Agca l’a appréhendé et ainsi appliqué la décision du juge. Si la chancellerie n’avait pas recouru à sa prérogative en faisant appel à la Cour de cassation, c’est la décision infondée de remise en liberté de Agca qui aurait eu force de loi. Mais cela ne s’est pas passé ainsi : dans cette affaire, le système a fonctionné.
Sans pression de l’opinion publique, le système aurait-il fonctionné ?
Sans pression de l’opinion publique, Agca serait sans aucun doute dehors à l’heure actuelle. [...]
Bien comment se fait-il que notre système judiciaire puisse rassembler deux crimes différents comme s’il s’agissait d’une seule et même affaire, revoir l’addition et libérer Agca ?
Il n’y a aucune explication à cela. Cette décision de justice était tout simplement illégale. L’article de loi était pourtant clair. « Si une personne est jugée en Turquie pour des faits commis à l’étranger, la peine qui sera la sienne en Turquie sera déduite de la durée durant laquelle il a été incarcéré à l’étranger. Mais Agca n’a pas été jugé en Turquie pour l’attentat sur la personne du Pape. Seulement pour le meurtre du journaliste Abdi Ipekçi. Comment pouvez-vous retirer la durée de son incarcération pour l’attentat sur le Pape de la peine liée au meurtre d’Ipekçi ?
L’évasion d’une prison militaire, son passeport comme sa fuite à l’étranger témoignent du fait qu’Agca a reçu une aide depuis l’intérieur de l’appareil d’Etat.
Bien sûr...
Quant à sa dernière remise en liberté, pouvons-nous considérer cela comme une aide fournie à Agca par des groupes internes à l’Etat ?
Je ne veux rien dire en ce qui concerne les procureurs et les tribunaux en question. A cela existe une sanction juridique. Mais ce qui est sûr c’est que la décision de remise en liberté est illégale au plus haut point. Je l’ai trouvée vraiment étrange. Si vous voulez, prenons le cas Agca depuis le début. En 1978, il tue Ipekçi. Condamné à mort, il s’évade de sa prison militaire. Le haut commandement pour l’Etat d’urgence de l’époque ne lance aucune enquête administrative relative à cette évasion. On ne cherche pas à savoir qui sont les responsables de son évasion. Et Necdet Ürug, le commandant pour Istanbul de l’administration d’exception refuse la demande de prolongation de la garde à vue d’Agca destinée à approfondir l’enquête de la police. Mais en sortant de prison, il se réfugie chez Abdullah Catli. Quelques temps après, il est sorti de Turquie par Catli et Haluk Kirci, eux-mêmes inculpés pour d’autres meurtres. Nous arrivons alors à l’année 1992...
Et que voyons-nous ?
L’homme qui a caché Agca et qui lui a permis de quitter la Turquie, Haluk Kirci se marie à Erzurum. Condamné pour un massacre, Kirci est à ce moment un meurtrier en cavale. Qui est le témoin de ce mariage ? Le directeur de la Sécurité à Istanbul en 1991 et préfet d’Erzurum en 1992, Mehmet Agar (Mehmet Agar devient en 1993, le ministre de l’intérieur du gouvernement de Tansu Ciller. Il sera contraint à la démission après Susurluk. Protégé par son immunité parlementaire, il dirige aujourd’hui le Parti de la Juste Voie, droite, ndt). A Susurluk, le permis de port d’arme de Catli porte une signature. Laquelle ? Celle de Mehmet Agar.
Oui, c’est bien Agca qui a tué Ipekçi mais cela ne signifie pas que le véritable auteur du crime soit connu. L’assassinat d’Ipekçi reste sans auteur. Dans cette affaire se tient tout un immense réseau de relations propre à l’Etat de cette époque.
Peut-on dire que les criminels qui ont noué des liens avec des cellules secrètes de l’Etat ont joui d’une immunité juridique en Turquie ?
Oui, on peut le dire. En Turquie existe un corpus de textes secret. C’est tout ce qui concerne la loi sur les Services de renseignement de l’Etat et l’organisation des renseignements nationaux. Ces textes déterminent précisément article après article comment fonctionnera le MIT comment on se servira des gens à l’extérieur comment on recrutera du personnel contractuel. A chaque fin d’article, il est précisé que les détails de l’article sont déterminés par un règlement. On en vient alors au dernier article de la loi. Elle énonce que l’ensemble des règlements auxquels il est fait référence dans les articles précédents seront secrets.
Dans l’affaire de Susurluk, on retrouve des permis de port d’armes dans la poche des coupables... Selon moi, le calibre des armes qu’utilisaient les coupables comme le nom ou la fonction de celui qui délivrait de tels permis sont très précisément définies dans l’un de ces règlements. Ce doit être pour cela que les fonctionnaires inculpés dans cette affaire ont pu dire qu’ils avaient agi selon les consignes, conformément aux lois. Si au moins, nous avions pu jeter un oeil à ces règlements.
Que se serait-il passé ?
Comme l’attribution d’une fonction d’état à un Catli condamné pour trafic de drogue à l’étranger, ce sont toutes les relations de l’Etat avec des prévenus qui auraient été éclairées les unes après les autres. Quand j’étais à la tête du barreau d’Istanbul, j’avais écrit à la commission d’enquête parlementaire en ces termes « si vous souhaitez faire sortir en pleine lumière le squelette de l’affaire, alors demandez à voir ces règlements. Comment fonctionne la structure révélé à Susurluk, jusqu’où remonte-elle, comment des fonctionnaires voient ces activités sous le jour de la légalité... Tout cela ressortirait... » Mais alors qu’elle était en mesure d’analyser tout cela, la Commission ne s’est pas penché sur ces règlements ni sur la structure d’Etat autour de Susurluk.
Au sein de l’appareil d’Etat, on trouve des organismes comme une cellule de guerre spéciale, la contre guérilla ou le JITEM (Service de la gendarmerie pour le renseignement et le lutte contre le terrorisme). Par exemple, on nous a dit que le JITEM n’existait pas mais son existence a été révélée au fil d’évènements auxquels il était lié. Selon vous, existe-t-il de tels règlements pour ces organismes ?
Certainement. Et ils sont cachés. Il n’y a que quelques personnes à connaître ces règlements.
Comme bien d’autres coupables, on devine que Agca noué de relations avec l’organisation secrète de la contre guérilla. Cette contre guérilla représente-t-elle une force importante dans notre système judiciaire ?
Je le pense. Il a été établi qu’un membre du MIT a réussi à soutirer à un président de la Cour de cassation des informations relatives à Alaadin Cakici. Qui saura jamais combien de fois une telle chose a été possible ? Ils l’avouent même. C’est ainsi que l’on considère le droit dans ce pays. En Turquie, le juge n’est pas indépendant. Si le juge est dépendant et communique avec l’Etat, il n’est pas étonnant que la contre guérilla ou tout autre organisation puisse venir interférer dans ses affaires de façon très tranquille et normale.
Cette collusion est rendue possible parce que la magistrature redoute la contre guérilla ou bien parce que la contre guérilla y a placé des hommes ?
Le juge est une des institutions de cette société. Lorsque vous considérez l’ensemble du système en Turquie, il est légitime de nourrir quelques soupçons.
Est-il possible de dire que la contre guérilla a infiltré notre système judiciaire ?
Bien sûr qu’on peut le dire. En Turquie, la magistrature est faible. Parce que cet Etat ne veut pas du droit et préfère le voir rester dans une position de faiblesse. Du budget de l’Etat, ce sont 7 pour mille qui sont réservés à la Justice. Si vous souhaitez affaiblir une institution vous l’appauvrissez. En Turquie, le juge est pauvre et pas indépendant. Si vous avez un juge faible et dépendant, tout le monde s’y infiltre : la contre guérilla, la mafia...
Si notre système judiciaire favorise un coupable du fait de telle ou telle relation qu’il ne condamne pas un prévenu alors qu’il en condamne un autre pour les mêmes faits, cela ne va-t-il pas à l’encontre du principe constitutionnel d’égalité devant la loi ?
C’est tout à fait anticonstitutionnel mais aucune sanction n’est prévue. C’est juste le système judiciaire qui perd en légitimité auprès des citoyens.
Quelle peut-être la sanction contre un juge qui épargnerait un membre de la guérilla ?
C’est déjà arrivé mais jusqu’à aujourd’hui on n’en a pas parlé. C’est un abus dans la fonction. La contre guérilla est une organisation secrète et illégale. Si un juge venait à favoriser l’un de ses membres pour une raison ou pour une autre, cela signifierait que d’une certaine façon il serait aussi membre de la contre guérilla. Pareil pour la mafia.
Alors que tout le pays parle de l’affaire Agca, le sergent de gendarmerie qui a ouvert le feu sur la foule et tué une personne a été remis en liberté, la cour ne prêtant aucune crédibilité aux récits des témoins de l’événement.
La confiance publique en la Justice est au plus bas aujourd’hui en Turquie. Mais en fait les deux trois personnes qui sont jugées pour l’affaire de Semdinli ne représentent pas grand chose. L’essentiel étant l’organisation à laquelle appartiennent ces gens-là. Mais nous savons par expérience que dans de telles affaires ce n’est jamais que la partie émergée de l’iceberg qui se présente devant le juge. Quant à la partie immergée, elle reste la même.
Dans notre système judiciaire, il semble exister une jurisprudence selon laquelle il faut se montrer tolérant envers un fonctionnaire s’il commet une faute en travaillant à l’intérêt de l’Etat ?
C’est en effet une conviction très partagée par ici.