- Quartier de Maras
Après le débarquement turc à Chypre de 1974, ce furent plus de 120 000 Grecs qui fuirent au sud et quelques 65 000 Turcs qui se réfugièrent au nord de l’île. Et c’est le problème des droits de propriété de ces personnes parties sur les routes de l’exode en laissant derrière elles l’ensemble de leurs biens qui a constitué l’un des principaux blocages du processus de paix à Chypre. Le front partisan du taksim (la partition) mené par Rauf Denktas (le premier Président de la RTCN, ndlr) a depuis défendu une « solution globale d’échange et d’indemnisations » dans le but de rendre définitif le bipartisme ethniquement homogène qu’avaient rendu possible les deux exodes réciproques de 1974. C’est l’idée même de rendre leurs biens aux Grecs qui était refusée. Les biens abandonnés au nord ont été saisis. La part de la communauté turque dans les terres et les biens publics couvrait jusqu’en 1974 environ 24 % de la superficie insulaire. La RTCN a, quant à elle, été fondée sur 37 % de la même superficie. Par conséquent, il est apparu impossible de trouver quelque solution que ce soit sous la forme d’un échange. Le quartier de Maras à Famagouste a été occupé mais n’a pas été ouvert à l’installation des Turcs dans la perspective d’un troc éventuel.
Comme la possible cession de Maras n’aurait évidemment pas suffi, celle de la région de Güzelyurt était implicitement acceptée comme prix d’une éventuelle solution globale sur l’île.
La loi de 1977 sur l’implantation, la distribution de terres et sur les biens de même valeur (la célèbre loi ITEM) prévoyait en plus de l’attribution de biens de semblable valeur ou de l’indemnisation à ceux qui se voyaient privés de la jouissance de leurs propriétés restées au sud, la possibilité que « les familles de victimes, d’anciens combattants et de déplacés » puissent utiliser les biens abandonnés (par les populations grecques). Après l’indépendance de l’Etat Turc Fédéré de Chypre devenu alors la RTCN, l’article 159 de la Constitution approuvée par référendum en 1985 a rendu ce problème insoluble du point de vue du droit international.
D’après cet article 159, intitulé « Droit de propriété de l’Etat », le registre foncier délimité par les frontières de la RTCN est devenu propriété de la RTCN et les inscriptions au registre foncier ont été organisées de la sorte, c’est-à-dire littéralement « sans se poser la question de savoir de quelle façon ont été enregistrés (dans le précédent registre, ndlr) : tous les biens immobiliers enregistrés sous le nom du gouvernement de Chypre avant le 16 août 1960 ainsi que les tous les biens immobiliers, les routes et les terrains transmis après le 16 août 1960 à la République de Chypre ; tous les biens immobiliers abandonnés à la date du 13 février 1975, date de proclamation de l’Etat Turc Fédéré de Chypre, ou alors tous les biens qui au-delà de cette date sont qualifiés par la loi de biens abandonnés ou sans propriétaire ; tous les biens immobiliers se trouvant à l’intérieur des terrains d’entraînement, des camps, des embarcadères et des installations militaires telles que définies dans le Traité fondateur de 1960 ainsi que dans les annexes qui y sont attachées. »
En langage juridique ceci porte le nom d’expropriation. Ce « droit de préemption » prenait naturellement place comme prolongement d’une conception du monde qui avait présidé à la saisie de biens mobiliers et immobiliers appliquée dans les jours qui devaient suivre l’exode des Arméniens en 1915. A côté de l’attribution de biens de « semblable valeur » aux Turcs de Chypre (à ce titre, Rauf Denktas devait récupérer l’île du serpent), on a attribué des biens sous hypothèque à des gens venus de Turquie. A la suite de la décision de la coalition Parti Démocrate - Parti Républicain (gauche) en 1995 de lever la garantie de l’Etat sur ces biens, nous devions entrer dans une configuration dont il apparaît bien difficile aujourd’hui de sortir.
Le procès Loizidou
Lorsque, dans le cadre du procès Loizidu la Turquie s’est retrouvée mise en difficulté en tant que puissance occupante face à la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH), le gouvernement de la RTCN devait décider en 2003 de faire voter une loi concernant l’échange ou l’indemnisation des biens immobiliers rentrant dans le cadre de l’alinéa 4 de l’article 159 précédemment cité. On espérait que cette loi serait acceptée par la CEDH comme voie juridique interne. Sur les 9 personnes ayant porté plainte, trois se verront accorder un droit à l’indemnisation par la Cour Européenne. Mais la loi votée en RTCN ne laissant aucune possibilité de recours, la CEDH devait lui refuser le statut de voie juridique interne.
La Turquie, quant à elle, devait refuser de verser les indemnisations auxquelles elle était condamnée.
Alors que le droit d’expropriation tendait peu à peu à entraver politiquement la RTCN comme la Turquie, la partie grecque de son côté était relativement plus tranquille grâce à la loi dite de « tutorat » datant de 1974 qui plaçait les biens abandonnés par les Turcs sous le contrôle de l’Etat. Un cinquième de ceux-ci furent ensuite nationalisés et la valeur de leur nationalisation placée sur un compte bloqué, le reste étant attribué pour un simple droit d’usage aux citoyens chypriotes (grecs). Aujourd’hui, les citoyens de la RTCN peuvent à condition d’avoir résidé au moins 6 mois dans la partie grecque, récupérer les biens abandonnés en 1974, même si en pratique, cela s’avère difficile. Mais comme en matière de nationalisme la partie grecque n’est jamais en reste, selon une loi de cette administration du sud de l’île, un citoyen grec désireux de vendre son bien au nord est contraint de demander une autorisation au ministère de l’intérieur qui vérifie la compatibilité de cette cession « avec la sécurité publique ». Si l’acheteur n’est pas grec, cette autorisation n’est généralement pas délivrée.
Quant aux étrangers qui se portent acquéreurs de biens abandonnés au Nord de l’île, la partie grecque les assigne en justice au motif d’acquérir des biens sous occupation. D’une façon similaire hier encore, l’administration turque ne voyait pas d’un bon �il que les Turcs de Chypre se portent acquéreurs de biens au sud. On pensait que ce mouvement risquait de contrarier les chances d’un éventuel « échange global ». Aujourd’hui, l’administration grecque envisage de publier une loi visant à sanctionner ceux de ses citoyens qui s’adresseraient à la Commission d’indemnisation mise en place par la RTCN et explicitée ci-dessous.
L’inquiétude du Parti Républicain (CTP)
Le 19 décembre dernier, l’assemblée de la RTCN devait voter une loi prévoyant non seulement l’échange et l’indemnisation mais aussi la cession ; un texte dont personne ne peut prédire les conséquences à moyen terme. En outre cette loi prévoit l’indemnisation de biens mobiliers comme, par exemple, l’indemnisation des yachts saisis dans les ports et vendus en Turquie dans les mois qui ont suivi l’invasion (qui a vraiment saisi ces yachts et les a vendus ?). Le Premier ministre Soyer a déclaré que le gouvernement de la RTCN garantirait les décisions d’indemnisation que pourrait rendre cette commission dont deux des membres seront étrangers aux parties concernées. Mais comme tout le monde le sait en RTCN, c’est une loi qui a été votée en pleine conscience du fait que les recours devant cette commission seraient entravés par l’administration grecque au point de n’être que très peu nombreux.
Dans le cas contraire, la somme totale des indemnisations à verser risque bien d’être insurmontable. Par ailleurs, le Parti Républicain (CTP) s’inquiète de ce que la perspective de priver de propriété les familles de l’exode risque de retourner cet électorat, dont une partie importante a pour la première fois en 2003 fait le choix des partis favorables à une solution, vers les partisans du statu quo nationaliste. C’est pourquoi, l’objectif essentiel de cette loi reste de gagner deux ou trois ans dans l’attente d’une solution durable comme de faire en sorte qu’indirectement la RTCN soit reconnue, non comme un Etat indépendant mais comme une administration de fait.
Une voie juridique en RTCN reconnue par la Cour Européenne ?
Cette loi prévoit également la cession immédiate de biens sur demande pour des biens sous contrôle de l’Etat, non utilisés et dont la cession ne menace pas l’ordre public. La ratification rapide de ce texte le 19 décembre dernier coïncidait avec le procès Ksenides-Arestis qui a directement suivi l’affaire Loizidou. Dans le cadre de ce procès ouvert par M. Arestis placé dans l’incapacité de se rendre chez lui dans la région de Maras déclarée zone militaire interdite, la CEDH devait décider que la Turquie avait violé le droit du plaignant de jouir de son bien. Le cour a demandé à la Turquie de prendre dans les trois mois qui suivent des mesures visant à mettre un terme à cette violation ainsi que de mettre en �uvre leur application. En échange de quoi, elle s’est abstenue de déterminer quelque montant d’indemnisation que ce soit. Une fois le règlement d’application publié, peut-être la nouvelle loi se verra-t-elle accorder le statut de voie juridique interne. De ce fait, une vive agitation a commencé d’agiter l’administration chypriote grecque, à commencer par son Président, Tassos Papadopoulos : depuis ce jour, les médias chypriotes grecs accusent la CEDH d’avoir rendu une décision politique et de s’être comportée de manière partisane.
Si Arestis se retournait vers la Commission instituée par la RTCN et que celle-ci lui reconnaissait le droit de jouir de son bien, alors la zone de Maras perdrait de facto son statut de zone interdite. En reconnaissant ces jours derniers lors d’une interview radiophonique qu’une décision du conseil des ministres pourrait mettre fin à ce statut de la zone de Maras, le Président Talat (CTP, actuel Président de la RTCN, ndlr) a aussi signifié qu’en échange de cela, il pourrait demander une levée de l’embargo dont souffre la RTCN. La signification de tout cela réside en ce qu’en partant de la conviction selon laquelle, dans les 4 ou 5 ans à venir, une solution globale à Chypre relève d’une hypothèse assez improbable, la stratégie fondamentale du Parti Républicain consistera à multiplier les petits pas en vue d’une normalisation de la RTCN, tout en gardant le cap de la solution globale.
Dans ce contexte, le Parti Républicain a soumis, début 2006, au parlement une proposition d’amendement constitutionnel visant à l’abolition de la peine de mort ainsi qu’à l’abrogation de l’interdiction politique faite aux fonctionnaires. L’abrogation d’autres articles portant atteinte aux libertés est également à l’ordre du jour de 2006. Des mesures évoquées depuis des années mais dont la mise en �uvre n’a jamais pu voir le jour comme le rattachement de la police et des services de secours et d’incendie, non à l’armée turque, mais au ministère de l’intérieur de la RTCN, une légère réduction du contingent turc de 35 000 hommes, comme des mesures visant à l’encadrement des activités du Commandement de la force de paix turque à Chypre qui a tendance à agir comme une puissance indépendante par exemple en ce qui concerne l’ouverture de la barricade de Lokmanci constituent des décisions d’une importance capitale sur la voie d’une normalisation de la RTCN sur la scène internationale.
Un renouveau des forces favorables à une solution au sud
Au final, contrairement à ce que certains peuvent espérer, il n’est pas de solution en RTCN ni sous les pressions de l’UE ni sous les menaces de l’ONU. Cette occasion, la partie turque devait la manquer par les man�uvres du duo Denktas-Soysal (Mümtaz Soysal, conseiller juridique du précédent, citoyen et universitaire turc, ndlr) au cours des négociations de La Haye qui offrait la possibilité de lier l’adhésion à l’UE de la partie grecque à son acceptation du plan Annan. Désormais les seuls enjeux restent le changement d’attitude de l’AKEL (parti communiste) qui tient une position stratégique, dans le camp grec, au regard d’une solution sur l’île, ou bien le retournement des électeurs de l’AKEL vers des partis favorables à une solution.
La seconde solution paraît aujourd’hui moins probable que la première. Toujours Secrétaire général de l’AKEL, président du Parlement et probable candidat à l’élection présidentielle en 2008, Hristofyas, même s’il a commis la plus haute trahison contre une tentative de solution en prenant position pour le non au Plan Annan (en avril 2004, ndlr), la semaine dernière, il n’a pas hésité à lancer à la Turquie « un appel à l’acceptation de la position logique selon laquelle la pré condition à une solution à Chypre repose sur un certain nombre de changements sérieux et de fond sur la base du plan Annan. » Il devait ajouter que si on ne saisissait pas nos chances en 2006, en tenant compte des élections de 2007 en Turquie comme de 2008 au sud de Chypre, il ne voyait pas de solution sur l’île dans un avenir proche.
Il est toujours possible de taxer Hristofyas d’hypocrisie. Mais il est certain que si on ne parvient pas à convaincre une majorité de Grecs du bien-fondé d’un statut égal des Turcs de Chypre dans un Etat réunifié sur l’île, il n’est aucun espoir de jamais parvenir à la solution souhaitée et ce, malgré le bâton de l’Europe ou des Etats-Unis. C’est pourquoi, bien que ce soit la voie la plus difficile, il faut que les démocrates chypriotes et turcs reconnaissent que l’objectif fondamental des défenseurs d’une paix durable et d’une unité solidaire passe par la mobilisation de la conscience pacifiste et démocrate des Grecs de Chypre.
Si par contre on se dit « non, en dehors d’une poignée de démocrates, les Chypriotes grecs sont des nationalistes fanatiques et il leur est impossible d’évoluer », alors oui à ce moment, la solution, à l’instar de ce que souhaite Papadopoulos risque de se réaliser de facto par la voie de « l’osmose » ou bien, en poursuivant la politique attentiste du « attendons pour voir », il nous faut rappeler qu’une fois les choses mûres, c’est la Turquie qui se perdra dans un dilemme, forcée de choisir entre la RTCN et l’UE.
© Radikal 2, le 08/01/2006