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Turquie-Arménie : A Akhourik, on attend le prochain train

vendredi 2 octobre 2009, par Ruben Grdzelian

Le rétablissement des relations diplomatiques entre les deux pays permettra la réouverture de leurs frontières terrestres, fermées depuis 1993. Un accord accueilli sur place avec soulagement.

Ruben Grdzelian | Golos Armenii

Ici, la vie s’est arrêtée le 12 juillet 1993. Martin Guevorguian est le chef de la dernière gare arménienne de la ligne Kars-Akhourik-Gumri, qui a été bloquée par la Turquie. En entendant le bruit de pneus d’une voiture qui approchait, il est sorti voir ce qui se passait. Il pensait que nous étions des voyageurs égarés. En réalité, il est bien difficile de se perdre par ici. La route est un cul-de-sac qui vient mourir à la frontière entre l’Arménie et la Turquie. Au bout, on trouve des gardes-frontières et des barbelés. Martin Guevorguian est le huitième chef de gare d’Akhourik. Après trente années passées à ce poste, il connaît chaque boulon par cœur. Cette gare est l’une des plus anciennes d’Arménie. Dès la fin du XIXe siècle, c’est par ici qu’ont transité armes et ravitaillement, à destination de Kars et Erzouroum, les avant-postes des guerres russo-turques. Ici, avant 1993, l’activité était intense.

La gare faisait travailler une centaine de personnes

Le 11 octobre 1961, les gouvernements soviétique et turc avaient conclu un accord sur les liaisons ferroviaires directes entre l’URSS et la Turquie. C’est alors qu’avait démarré l’expansion d’Akhourik. La quantité d’embranchements était montée à dix, et la longueur des voies avait atteint 14 kilomètres. “Nous étions 45 à être affectés ici, mais la gare faisait bien travailler une centaine de personnes”, explique Martin Guevorguian. A l’époque, l’URSS exportait du ciment, des matériaux de construction, des engrais et de grandes quantités de peaux brutes. Jusqu’en 1980, elle importait des bovins qui allaient directement, par wagons entiers, aux abattoirs de Leninakan, nom de Gumri en ce temps-là. De novembre 1992 à avril 1993, c’est du blé canadien qui est arrivé par cette voie. “Au cours de ces cinq mois, je ne suis pas rentré plus de trois fois à la maison, le pays manquait de pain. Le soir, à toute allure, par des températures de – 32 °C, nous déchargions le blé, qui se retrouvait dans les boulangeries de toute la république sous forme de pain dès le matin suivant”, ajoute-t-il.

Les dernières années pendant lesquelles la frontière a été ouverte, le nombre de passagers s’est accru. Au début, il y avait un wagon pour le courrier et les bagages, et un pour les voyageurs, mais, après le tremblement de terre [dit “de Spitak”, en décembre 1988, extrêmement destructeur et meurtrier], les passagers se sont faits plus nombreux. On leur a attribué deux wagons, pour finir à cinq ou six. Les gens partaient faire du commerce ou en congés ; certains allaient même jusqu’en Grèce. De Kars, ils rapportaient de petites choses : de la bière, du chocolat, des vêtements… Le tonnage annuel qui transitait par la gare, dans les deux sens, a culminé à 180 000 tonnes en 1989. Martin Guevorguian se souvient, entre autres, d’un important chargement d’aide humanitaire destiné à l’Afghanistan. En 1991 [disparition de l’URSS], les chiffres ont chuté pour atteindre 42 000 tonnes au premier semestre 1993. Aujourd’hui, si la frontière fonctionnait normalement, notre chef de gare est persuadé que le trafic monterait à 200 000 tonnes.

Le dépôt des locomotives est un bâtiment modeste. Il portait autrefois le sigle “URSS” au-dessus de deux colombes. Il ne reste désormais que les colombes – symbole de paix, comme le rappelle Martin Guevorguian. Pour récupérer “nos” trains, les employés d’Akhourik se rendaient à la gare turque de Dagu Kapi [porte de l’Est], tandis que les Turcs venaient à Akhourik prendre livraison de leurs convois. Entre les deux gares, il y en avait une, intermédiaire, baptisée Akhourik-2, où les gardes-frontières inspectaient les convois chargés, tout comme les wagons vides. “Mais, vers la fin, nous avions peur d’aller récupérer notre fret à Dagu Kapi. Un jour, le 24 avril, les ouvriers ont failli ne pas y aller, mais, avec moi, ils ont tout de même pris le risque. Je connaissais le chef de gare ; malgré tout, nous travaillions ensemble, et il était même venu chez nous, je crois que c’était en 1992, nous étions allés à Erevan. Nous arrivions à nous mettre d’accord sur de petites choses. Les wagons turcs tombaient en morceaux, il y avait à chaque fois quelque chose qui se cassait, mais nous nous arrangions toujours à l’amiable. Au moment de la fermeture de la frontière, les 11 et 12 juillet 1993, tout ce qui était resté de part et d’autre a été échangé. Nos wagons vides étaient chez les Turcs, et les leurs étaient chez nous. Ils ont adressé un courrier officiel au gouvernement et, le 11 juillet, nous leur avons ramené 100 wagons à Dagu Kapi, tractés par deux locomotives, et nous avons repris les nôtres. Le dernier convoi chargé de fret a traversé la frontière le 6 juillet 1993.”

Pour l’instant, les cigognes ont colonisé les poteaux

Depuis le début de 2009, on note ici un regain d’activité. Au cours d’une réunion consacrée à la gare d’Akhourik, le directeur des Chemins de fer du Sud-Caucase, Chevket Chaïdoulline, a demandé de restaurer tout ce qui subsistait. Pour Martin Guevorguian, c’est une bonne décision. Il faut désherber les voies, graisser les aiguillages, repeindre, réparer, sans oublier de nourrir les trois chiens de la gare, uniques gardiens de ce patrimoine. Ces derniers temps, le chef de gare a accueilli de nombreux journalistes, y compris étrangers. “Des reporters télé italiens et français sont venus, bardés de caméras ; ils grimpaient partout, sur les wagons, les tas de ferraille, j’avais peur qu’ils ne se fassent mal”, raconte-t-il. Une ligne à haute tension qui dessert la Turquie passe par ici. Elle a été posée en 1991, mais les fils n’ont pas bourdonné longtemps. Pour l’instant, les cigognes ont colonisé les poteaux pendant que l’avelouk [plante locale dont les feuilles sont très appréciées dans la cuisine arménienne] et les champignons poussent en plein milieu des voies du chemin de fer.

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Sources

Source : Courrier International, le 10.09.09

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