Delphine Nerbollier
Une lettre d’un officier publiée dans la presse confirme la volonté de certains militaires de déstabiliser le gouvernement islamiste modéré
Drôle de fête nationale. Lors de la cérémonie donnée jeudi comme chaque 29 octobre au sein du mausolée d’Atatürk, à Ankara, le chef d’état-major faisait grise mine aux côtés du président de la République et du premier ministre. Car en ce jour de défilé militaire, l’armée turque ploie sous le feu des critiques et accusations.
La polémique a jailli la semaine dernière avec la publication dans plusieurs quotidiens d’une lettre envoyée à un procureur d’Istanbul par un officier dont l’identité est restée anonyme. Ce courrier confirme les soupçons qui pèsent depuis plusieurs mois sur cette institution autoproclamée gardienne de la République laïque et auteur de quatre coups d’état.
« Plan d’action »
L’officier en question fournit au procureur la version originale d’un document militaire dénommé « plan d’action contre les forces réactionnaires » qui décrit notamment les manières de discréditer et de faire tomber le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan accusé de saper les valeurs laïques de la République. En juin, une version de ce document avait déjà été publiée par le quotidien Taraf avant d’être clouée au pilori par le chef d’état-major, le général Basbug, qui l’avait qualifiée de « morceau de papier ».
Dans la lettre de cinq pages publiée la semaine dernière, l’officier anonyme explique comment il s’est emparé du document original après sa fuite dans la presse en juin et comment l’état-major a alors cherché par tous les moyens à couvrir les faits. « C’est un déshonneur que l’état-major n’ait pas prêté davantage attention à ces accusations », écrit-il.
Le courrier en question contient également les noms de six gradés, dont des généraux, impliqués dans ces actions putschistes, et les liens tissés avec une série d’institutions, notamment avec des personnalités du parti kémaliste CHP. L’officier fournit aussi au procureur un document militaire analysant la victoire électorale du parti AKP en juillet 2007. Tout en constatant la perte de soutien dont l’armée bénéficie au sein de la société turque, il décrit la victoire du parti de Recep Tayyip Erdogan comme le « début d’une ère orientée vers la religion » aux dépens de la laïcité.
La publication de ce courrier marque une nouvelle étape dans le processus de discrédit qu’affronte l’armée turque depuis deux ans. Le mémorandum publié sur Internet par le chef d’état-major contre le gouvernement en avril 2007 puis les inculpations de plusieurs généraux en retraite soupçonnés d’implication dans le réseau ultranationaliste Ergenekon ont porté un coup à une institution pourtant très respectée. Dans le cadre des réformes liées à l’adhésion à l’Union européenne, l’armée a été fragilisée cet été par le vote d’une réforme permettant aux militaires d’être jugés par des tribunaux civils. Dans le même temps, une plainte a été déposée en septembre contre le chef d’état-major par une série d’intellectuels, dont le député Ufuk Uras, qui lui reprochent son ingérence dans la vie politique. Une première en Turquie.
Nécessaire autocritique
Pour Ismet Berkan, du journal Radikal, « il est temps que l’armée se retire dans ses propres fonctions », à savoir la défense du pays et non la politique. Même le quotidien Hurriyet estime nécessaire que l’armée « s’autocritique sans délai ». « Si l’armée continue d’intervenir dans la sphère politique, l’AKP en ressortira renforcé dans son rôle de victime » et « dans son image de démocrate », regrette l’éditorialiste Sedat Ergin.
Quant à Recep Tayyip Erdogan, dont le parti est directement visé par ce plan d’action contre les forces réactionnaires, il s’est entretenu en fin de journée avec le chef d’état-major. Une rencontre hebdomadaire qui avait hier un goût sulfureux.