Les hydrocarbures transportés par bateaux ou par tuyaux ont une valeur marchande et stratégique de plus en plus importante. Les ressources se raréfient et le « peak oil » se profile à quelques décennies. En même temps, le monde en deux blocs a cédé la place à un jeu d’influences plus complexe. Or les distances entre producteurs et consommateurs s’allongent, les marchés se mondialisent. D’où les tensions autour de pipelines en Eurasie et une accélération du transport de gaz par voie maritime.
Entre l’Europe et l’Asie, les oléoducs et les gazoducs sont devenus des sujets de crises à répétition et l’objet de grandes manœuvres diplomatiques. Le pétrole et le gaz sont stratégiques, mais le contrôle de leur transport par les tubes le devient aussi de plus en plus.
Lorsque les hydrocarbures sont produits en quantités suffisantes dans les pays où ils sont consommés ou dans des pays voisins amis ou sous influence, le transport n’est qu’un simple problème technique de tuyaux. Il en est ainsi des hydrocarbures produits et consommés à l’intérieur de vastes territoires comme la Russie ou les Etats-Unis ou de ceux produits au Canada et consommés aux Etats-Unis. Mais ces deux dernières années, les trajets terrestres en pipelines d’« or noir » et d’« or gris » ont provoqué de vives crispations internationales, les plus médiatisées ayant été celles qui ont opposé la Russie à l’Ukraine. « Il y a une très nette recrudescence des tensions depuis 2007 », observe Jean Radvanyi, géographe auteur de « La Nouvelle Russie » et professeur à l’Inalco (Langues O). « La dimension stratégique et militaire des tracés de tubes est devenue très importante. Les tracés politiques se multiplient », estime Jacques Percebois, directeur du Centre de recherche en économie et droit de l’énergies (Creden) à Montpellier.
Car si des bateaux peuvent être déroutés et reroutés facilement en cas de crise (c’est aujourd’hui le cas de l’essentiel du marché pétrolier, très majoritairement traité en « spot »), un oléoduc ou un gazoduc restent figés pour des décennies sur les territoires qu’ils traversent. Si le maritime reste adapté à certaines liaisons géographiques (le Japon par exemple), les voies terrestres ont été largement développées à l’intérieur de l’immense continent eurasiatique en tissant un réseau complexe de pipelines. Les projets de nouveaux tracés se sont multipliés. Or, « des trajets déterminés par des raisons géopolitiques restent des sources de conflits potentiels », souligne Jean-Jacques Guillet, rapporteur du document d’information de l’Assemblée nationale de décembre 2006 « La guerre de l’énergie n’est pas une fatalité ».
Depuis deux ans, les tensions se sont focalisées sur toutes les bordures de l’ancienne Union soviétique et plus précisément autour de la mer Caspienne, centre de gravité stratégique du double continent Europe-Asie. Les richesses en hydrocarbures de ses pays riverains (Russie, Kazakhstan, Turkménistan, Azerbaïdjan, Iran) sont convoitées aussi bien à l’ouest, qu’au nord ou à l’est et leurs dirigeants très courtisés « d’autant que de nouveaux gisements ont été découverts en Azerbaïdjan et au Kazakhstan », rappelle un expert. Ce grand jeu à base de tubes et de robinets met aux prises des grandes puissances et des petits pays. Il va bien au-delà du simple contournement de zones à éviter comme la Tchétchénie pour les Russes ou l’Arménie pour les Azéris. Car si les tuyaux sont posés pour durer, simple question de rentabilité (1.000 km représentant un investissement de l’ordre du milliard de dollars), le contexte géopolitique des pays qu’ils traversent évolue. L’Europe et l’Asie forment une mosaïque d’Etats. La fonte du glacis soviétique après 1991 a été un séisme dont on ressent encore aujourd’hui les répliques. La dissolution de l’Union soviétique a fait émerger des républiques devenues souveraines, qui tentent de jouer leur carte personnelle économique et stratégique que ce soit en Asie centrale, dans le Caucase ou en Europe de l’Est.
Quatre stratégies se télescopent
Autour des richesses qui entourent la Caspienne, 4 stratégies se télescopent et se chevauchent : celles des grandes puissances, des importateurs, des exportateurs et des pays de transit. Pour les grandes puissances, le pétrole et son transport restent des leviers géostratégiques servant une vision mondiale. La Russie cherche ainsi à se dégager d’un syndrome d’encerclement et à retrouver une influence grignotée sur son flanc sud. Le sommet des riverains de la Caspienne qui s’est tenu à Téhéran le 16 octobre dernier s’inscrit dans ce contexte d’offensives répétées de Moscou pour reprendre pied sur son ancien pré carré. En face, les Etats-Unis, dont l’influence a percé dans plusieurs pays (notamment en Azerbaïdjan et en Géorgie, créant ainsi un corridor entre Caspienne et mer Noire), tentent de freiner ce retour d’influence. En même temps, l’ombre de la Chine monte en arrière-plan.
Le deuxième type de stratégie est celui des pays exportateurs, qui cherchent d’abord à augmenter leurs revenus, à préserver et diversifier leurs débouchés et à contrôler des routes terrestres d’exportation sans risques. La Russie figure encore au premier plan de cette catégorie aux côtés des producteurs d’Asie centrale et du Caucase (Kazakhstan, Turkménistan, Azerbaïdjan) ainsi que de l’Iran. Outre l’Europe, la Russie veut vendre ses productions en Asie et à terme aux Etats-Unis quand elle maîtrisera la technologie du GNL. Les pays d’Asie centrale, de leur côté, cherchent à poser des tuyaux pour vendre à l’Europe et à l’Asie et non plus seulement aux Russes.
La troisième catégorie est celle des pays consommateurs et importateurs, qui ont pour souci de verrouiller et de diversifier leurs approvisionnements tout en réduisant leur facture. L’Union européenne, le premier de ces consommateurs, inquiète de l’affrontement russo-ukrainien, cherche tous les moyens pour satisfaire la croissance de ses besoins en gaz en réduisant sa dépendance. Son projet de tube « Nabucco », de la Caspienne à l’Autriche, vise à trouver au Turkménistan un approvisionnement alternatif à la Russie. Mais l’Europe ne montre pas de front vraiment uni puisque l’Allemagne a signé un accord avec les Russes pour construire un tube direct sous la Baltique. Côté asiatique, la Chine et l’Inde veulent aussi pomper leur part des réserves d’Asie centrale - et d’Iran pour l’Inde - pour alimenter leur croissance encore plus énergivore. Plus petits consommateurs, les ex-pays de l’Union soviétique, en particulier l’Ukraine, la Biélorussie et la Géorgie, ont fait l’amère expérience de leur trop grande dépendance vis-à-vis des approvisionnements russes. Moscou a relevé ses prix et pris une participation ou le contrôle des gazoducs traversant ces pays. « Qui contrôle les tuyaux, contrôle les marchés », estime Jacques Percebois.
La quatrième catégorie d’acteurs qui a son mot à dire au sujet des tubes de gaz et de pétrole est celle des pays de transit. Il s’agit principalement des pays tampons entre la Russie et l’Union européenne : Ukraine, Biélorussie, pays Baltes, Pologne, Géorgie, Bulgarie… Mais la Russie, qui met la pression sur ces petits Etats, est elle-même un pays de transit en récupérant les hydrocarbures d’Asie centrale qu’elle préfère acheter ou voir passer sur son territoire jusqu’à la mer Noire plutôt que de les laisser filer dans un tube contrôlé par les Occidentaux ou les Chinois. Dans cette catégorie, la Turquie devient un pays de transit déterminant, sollicité aussi bien par Moscou que par les pays occidentaux pour évacuer les hydrocarbures des nouveaux Etats indépendants du Caucase et d’Asie centrale vers la Méditerranée et l’Europe (oléoduc BTC et gazoducs BTE des Occidentaux et Blue Stream d’initiative russe). Un argument de poids qu’elle utilise dans ses négociations avec l’Union européenne.
Plusieurs exemples récents illustrent l’affrontement de ces quatre stratégies autour des tubes d’hydrocarbures.
Partie d’échecs
Le premier est celui des tentatives américaines et occidentales. C’est le cas de l’oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan) qui relie depuis un an la Caspienne à la Méditerranée à travers la Turquie tout comme le gazoduc BTE (Bakou-Tbilissi-Erzurum). La Russie a répliqué en signant un accord avec la Bulgarie et la Grèce pour la construction d’un oléoduc concurrent au BTC - le premier sous contrôle russe en territoire européen -, le BAP (Burgas-Alexandropolis) reliant la mer Noire à la Méditerranée. Cette contre-offensive n’a pas empêché les Occidentaux de continuer leur travail de séduction en Asie centrale en ajoutant 2 projets pour aider les Kazakhs et Turkmènes à diversifier leurs débouchés. Ainsi, à partir de 2010, le KCTS (Kazakhstan Caspian Transportation système), financé par 10 majors occidentales, combinera un bout de tuyau en territoire kazakh et une noria de pétroliers traversant la Caspienne pour déverser le précieux liquide dans le BTC. Un autre projet, des Européens, dit « corridor transcaspien », vise à amener le gaz turkmène et kazakh vers le BTE et l’Europe.
Le bal des prétendants tourne spécialement autour du Turkménistan. Pour Jean Radvanyi, « tout le monde cherche à s’attirer les faveurs du nouveau président qui a succédé à Saparmourat Niazov, décédé en décembre 2006 ». Ce dernier avait commencé à desserrer l’étreinte russe : la quasi-totalité de son gaz, vendu à vil prix à l’ancienne puissance tutélaire, passait par le seul tube important débouchant en Russie (CAC-4). Saparmourat Niazov avait obtenu plusieurs relèvements des prix d’achat de Gazprom. Pour faire reculer davantage Moscou, Saparmourat Niazov et son successeur, Gourbangouli Berdimoukhamedov, ont joué la carte de la diversification des ventes. Le premier a signé en 2006 un engagement de vente pour trente ans avec la Chine, qui doit construire un gazoduc à travers l’Ouzbékistan et le Kazakhstan. Le second a sollicité la major américaine Chevron et semble s’intéresser au projet de corridor transcaspien des Européens. Très rapidement, Moscou a réagi en proposant de renforcer tous les tubes drainant gaz et pétrole de ces deux pays vers la Russie. En se déplaçant en urgence dans la région en mai dernier, Vladimir Poutine avait perturbé un sommet européen concurrent qui se tenait au même moment à Cracovie en Pologne. En se réunissant avec les riverains de la Caspienne en octobre, le chef d’Etat russe vient de réussir un nouveau coup. La partie d’échecs diplomatique qui se joue sur les transports de gaz et de pétrole entre la Baltique et la Caspienne est sans doute loin d’être terminée.
La surveillance des détroits surchargés devient une préoccupation cruciale
Une poignée de détroits sur la carte du monde, surchargés de pétroliers et de méthaniers, risquent de devenir le maillon faible des transports d’hydrocarbures si des moyens multilatéraux de sécurité ne sont pas mis en œuvre.
40 millions de barils de pétrole traversent chaque jour les océans, et ce chiffre devrait atteindre 67 millions en 2020 lorsque les Etats-Unis importeront plus de la moitié de leur pétrole au lieu du tiers actuellement. Ces chiffres sont donnés par le rapport de décembre 2006 de la mission d’information « Energie et Géopolitique » de l’Assemblée nationale. Aux mouvements des pétroliers, il faudra ajouter ceux des méthaniers, dont le volume transporté devrait tripler à l’horizon 2020 pour représenter des mouvements maritimes de 460 millions de tonnes, selon le même rapport parlementaire. La plupart des méthaniers partiront des mêmes régions de production que les pétroliers et emprunteront les mêmes trajets du fait de la géographie de la demande.
Jean-Marie Chevalier, professeur à Dauphine, souligne le danger de cette croissance des transports d’hydrocarbures « qui passent par des détroits très étroits, propices à des attaques ». Le détroit le plus crucial est de toute évidence Ormuz, large de 35 km, coincé entre les Emirats arabes unis et l’Iran. Il reste la sortie obligée des Etats producteurs du Golfe. Chaque jour, 13 millions de barils de brut y passent, « ce qui équivaut à peu près aux importations des Etats-Unis ». 20 % du pétrole consommé y transite aujourd’hui, et la proportion pourrait atteindre 33 % en 2030, indique le rapport d’information parlementaire français.
Collision et piratage
Un autre détroit énergétique sensible est celui de Malacca, entre la Malaisie et Sumatra (Indonésie), qui correspond à la route desservant les grands marchés asiatiques. Il voit passer 10 millions de barils/jour, soit 80 % du pétrole destiné au Japon et à la Corée du Sud, et la moitié de celui qui va en Chine.
La sensibilité est la même pour les exportations maritimes d’hydrocarbures de Russie et de la mer Caspienne. Elles sont concentrées au débouché de la mer Noire entre les détroits du Bosphore et des Dardanelles, « déjà largement congestionnés », selon Jean-Frédéric Laurent, responsable recherche en France du courtier maritime BRS. « Sur tous ces détroits, les dangers sont les collisions, le piratage très répandu autour de l’Indonésie, et le terrorisme », insiste Jean-Marie Chevalier, pour qui la fermeture d’Ormuz ou de Malacca aurait des conséquences incalculables. On se souvient de l’attaque contre le pétrolier Limbourg en 2002 et on imagine un supertanker utilisé comme arme pour bloquer un passage.
Solutions alternatives
On pourrait ajouter à la liste des détroits sensibles, avec les perspectives des productions nordiques (mer de Barentz et Arctique), le passage du Nord-Ouest canadien, qui s’ouvre avec le réchauffement climatique et qui pourrait aussi devenir un jour un futur détroit à grand trafic, estime Jean-Jacques Guillet, qui a été le rapporteur de la mission d’information parlementaire sur l’énergie.
« Face aux enjeux du détroit d’Ormuz et à la perspective redoutée de sa fermeture, les pays exportateurs du Golfe cherchent des solutions alternatives, comme le transfert terrestre d’une partie de leurs hydrocarbures sur la mer Rouge », indique Jacques Guillaume, professeur à l’université de Nantes. Mais ce déport ne fait que décaler une partie du problème sur le détroit de Bab el Mandeb, au sortir sud de la mer Rouge ou sur le canal de Suez au nord, autres maillons sensibles du transport. De même, une tentative de contournement de détroits par un tronçon terrestre est celle de l’oléoduc BTC : il desserre la mâchoire du Bosphore et des Dardanelles en conduisant le pétrole de la Caspienne directement en Méditerranée à travers la Turquie, en évitant la mer Noire. Mais la marchandise transportée reste dépendante du même pays de transit, la Turquie.
Le député Jean-Jacques Guillet, rapporteur de la mission parlementaire, préconise une approche multilatérale de la sécurité en prenant l’exemple du détroit de Malacca. Singapour, la Malaisie, l’Indonésie, la Birmanie, la Thaïlande sont les pays voisins les plus concernés par la sécurité dans ce détroit, observe-t-il. Mais leur coopération avec les pays destinataires est nécessaire, car les Chinois et les Japonais sont particulièrement sensibles à la sécurisation de ce passage. Pour les Chinois, dit-il, ce contrôle est au moins aussi important que le contrôle des ressources énergétiques de la Birmanie.
« Dans la géopolitique des tubes, ce sont les rapports entre Etats qui déterminent la géographie des réseaux. On fonctionne dans des logiques bilatérales, ou trilatérales, lorsque s’intercale un pays de transit. En revanche, dans le transport maritime de pétrole et, de plus en plus, du gaz, on entre dans une logique de coopération multilatérale, qui est d’ailleurs davantage un facteur de paix que les simples relations bilatérales », estime J.-J. Guillet.