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Nicolas Sarkozy, naufragé volontaire en Méditerranée

mercredi 3 août 2011, par Jean-François Bayart

Nicolas Sarkozy a bâti sa politique méditerranéenne avec l’énergie et l’improvisation qui ont caractérisé l’ensemble de sa diplomatie. Et, là comme ailleurs, ce volontarisme brouillon se solde par un fiasco. La pierre angulaire de son action en la matière a été son refus de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Son choix aurait pu être le sujet d’un vrai débat politique, pesant le pour et le contre d’une telle option. Mais il s’est énoncé sur le mode d’une fausse évidence – la Turquie ne fait pas partie de l’Europe – reposant sur l’argument géographique éculé des « frontières naturelles » du Vieux Continent. Comme si le séisme de 1999 avait respecté celles du Bosphore et de la mer Marmara. Comme si la construction européenne n’avait justement pas consisté à transcender les frontières, décidément pas si « naturelles » que cela, du Rhin, des Alpes, des Pyrénées ou de la Manche. Comme si, enfin, l’Union européenne n’avait pas déjà tranché cette question en décidant d’ouvrir les négociations, décision à laquelle la France était partie prenante et qui oblige ses gouvernements. Nicolas Sarkozy se condamnait à une position intenable. C’est ainsi que l’on a pu entendre Pierre Lellouche, alors ministre des Affaires européennes, déclarer que « nous sommes favorables à la poursuite des négociations avec la Turquie, nous ne sommes pas favorables au point d’arrivée » (le Monde, 31 juillet 2010) ! La France a rejoint le sérail très fermé des pays dont les diplomates négocient pour ne pas aboutir.

En 2007, Nicolas Sarkozy avait cru pouvoir sortir de la difficulté en se livrant à la danse du ventre du Partenariat stratégique avec Ankara. Là aussi, la manœuvre était vouée à l’échec. Membre de l’Otan, du Conseil de l’Europe et de nombreuses autres institutions du continent, ayant signé en 1995 une union douanière avec l’UE, la Turquie est déjà une partenaire stratégique de cette dernière, y compris sur le plan industriel et énergétique. La France n’avait rien de plus à lui offrir que ce qu’elle a déjà. Ce pauvre leurre a donc fait long feu.

Nicolas Sarkozy est reparti à l’attaque en lançant à grands sons de trompe un autre ersatz de l’adhésion, l’Union pour la Méditerranée (UPM), en espérant que la Turquie s’en contenterait. La proposition n’a pas plus intéressé Ankara, a indisposé l’Espagne en faisant concurrence au Partenariat euro-méditerranéen dont elle abrite le siège, et a exaspéré l’Allemagne qui y a vu une tentative de la contourner. L’UPM, ou comment se faire des ennemis inutilement. Car, bien sûr, ce projet pharaonique a tourné en eau de boudin, miné qu’il était par les rivalités et les contradictions régionales. Comment aussi se compromettre, car les deux parrains que Nicolas Sarkozy donna à l’UPM furent Moubarak et Ben Ali. On sait ce qu’il advint d’eux, et quel genre de caution politique ils représentaient.

Nonobstant ces ratages programmés, le président de la République s’est entêté dans son hostilité à l’égard de la Turquie. Il a multiplié les déclarations blessantes ; a bloqué autant qu’il le pouvait les négociations d’adhésion en s’opposant à l’ouverture de nouveaux chapitres ; s’est borné à une visite de quelques heures à Ankara en tant que président du G20, en février 2011, au prix d’un quasi-incident diplomatique ; n’a pas invité la Turquie à la conférence internationale du 19 mars au cours de laquelle fut prise la décision d’intervenir en Libye, en dépit de son appartenance à l’Otan et de l’ampleur de sa présence dans cette ancienne province de l’Empire ottoman. L’envoi à Ankara de messages et d’émissaires plus conciliants, dans l’espoir de préserver les intérêts économiques français, ne pouvait faire contrepoids à tant de mauvaise grâce. Même si nos investissements et nos exportations n’ont pas trop souffert de l’attitude de Nicolas Sarkozy grâce à la forte croissance de l’économie turque, on comprend mal la rationalité de la hargne obsessionnelle de celui-ci. Certes, on en saisit la logique électoraliste à courte vue. Il s’agit de ne pas laisser au Front national le monopole de l’épouvantail islamique.

Reste que ce résultat de politique intérieure est aléatoire, et que la France, du point de vue de la raison d’Etat, a joué contre elle-même en s’aliénant un acteur majeur de la scène diplomatique régionale et un client potentiel de son industrie gazière et nucléaire, au développement de laquelle le président de la République attache tant d’importance. Sans compter l’énorme manque à gagner en termes d’efficacité diplomatique et de rayonnement international, si Paris et Ankara avaient pu joindre leurs forces et leur savoir-faire sur un certain nombre de dossiers méditerranéens, européens ou globaux à propos desquels leurs analyses et leurs objectifs sont convergents. En effet, c’est peut-être la Turquie, paradoxalement, qui serait la plus proche de la conception française de l’« Europe puissance » si elle devenait membre de l’Union, ce qui rend encore plus absurde la défiance de Paris à son encontre.

Un diplomate de mes amis me fait remarquer que la France est passée en Méditerranée orientale, de 2007 à aujourd’hui, du statut de meilleure alliée de la Turquie, – un pays de quelque 78 millions d’habitants et 17e économie mondiale, à laquelle la faillite de la Grèce concède un surcroît d’importance – à celui de partenaire stratégique de Chypre et de l’Arménie. Les commentateurs américains ou anglais glosent désormais sur la rivalité franco-turque au Maghreb et au Proche-Orient. C’est prendre acte de la montée en puissance de la Turquie, dont les taux de croissance approchent les 10%, et dont le ministère des Affaires étrangères a ouvert vingt-sept nouvelles ambassades depuis 2000. Sans être désobligeant pour Ankara, c’est aussi donner la mesure du recul de l’influence française et du rabougrissement de ses ambitions…

A un an de la fin du mandat de Nicolas Sarkozy, la politique méditerranéenne de celui-ci est un champ de ruines. Son atlantisme naïf et son flirt poussé avec Israël n’ont en rien facilité un règlement politique de la question palestinienne et ont dilapidé le capital de sympathie engrangé par Jacques Chirac dans le monde arabe. Sur ses instructions, Claude Guéant, alors secrétaire général de l’Elysée, s’est employé en 2007 à réhabiliter Assad et Kadhafi, que nous sanctionnons ou bombardons en 2011. Les grands amis de toujours, Moubarak et Ben Ali, ont été emportés par la colère de leur peuple. En Algérie, business as usual avec un régime toujours aussi cynique et prédateur, mais aucune réconciliation historique.

Le fait d’avoir enfin pourvu à nouveau le poste de ministre des Affaires étrangères, après plusieurs années de vacance, en le confiant à Alain Juppé, ne peut dissimuler longtemps, quelle que soit la dignité du verbe de celui-ci, l’inanité de la diplomatie qu’on lui ordonne de mener. En Libye, Nicolas Sarkozy a précipité la France dans une nouvelle guerre improvisée, dont l’issue est incertaine, les perspectives politiques opaques, et les conséquences à long terme explosives.

Le grand tremblement du « printemps arabe » n’est appréhendé que par le petit bout de la lorgnette, celui du danger migratoire qu’il est supposé engendrer, au mépris de la décence et de la solidarité les plus élémentaires à l’égard du peuple tunisien, qui a accueilli plus de 250 000 réfugiés en provenance de Libye (par comparaison, depuis janvier, 7 000 migrants sans visa ont gagné la France, dont 5 000 demandent déjà à repartir.)

Et Al-Qaeda au Maghreb islamique (AQMI), groupuscule divisé de combattants dépourvus de base sociale, a été érigé en ennemi majeur, auquel on accorde ainsi une crédibilité et une légitimité anti-impérialiste dont il a bien besoin, tout en lui permettant de s’approvisionner à bons comptes en armes grâce à la guerre civile de Libye. Dans le même temps, Recep Tayyip Erdogan vient de remporter sa troisième victoire électorale consécutive, écrasante, et est susceptible de demeurer au pouvoir jusqu’en 2023 s’il parvient à remplacer Abdullah Gül à la tête de l’Etat. De bon ou de mauvais gré, la France devra faire avec. Mais il est déjà clair que le président de la République s’est trompé d’amis au Club Med…

Dernier livre paru : « l’Islam républicain. Ankara, Téhéran, Dakar » (Albin Michel, 2010)

* Ancien directeur du Ceri et directeur de recherche au CNRS

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Sources

Source : Libération, le 26 juilet 2011

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