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Mahmoud Darwich : « Arabes et musulmans ont le sentiment d’être poussés hors de l’Histoire »

mardi 14 février 2006, par Sylvain Cypel

© Le Monde, le 13/02/2006

Mahmoud Darwich, 63 ans, est né près de Saint-Jean-d’Acre. Il vit aujourd’hui entre Ramallah et Amman. Figure de la poésie palestinienne, il a notamment publié Au dernier soir sur cette terre, Une mémoire pour l’oubli, Murale et, au mois de janvier, Ne t’excuse pas, tous chez Actes Sud.

La poussée du Hamas en Palestine s’inscrit-elle dans un environnement général qui voit les islamistes progresser dans l’espace arabo-musulman ?

C’est une évidence : la Palestine ne peut être une île dans un océan de progression de l’islam politique. S’il y avait des élections libres dans le monde arabo-musulman, les islamistes l’emporteraient partout, c’est aussi simple que cela ! C’est un monde qui vit profondément dans le sentiment de l’injustice, dont il rend responsable l’Occident. Lequel répond par une forme d’« intégrisme » impérial qui renforce le sentiment d’injustice. Dans cet espace, on a affaire à des identités blessées.

Quelle est la nature de cette blessure ?

Arabes et musulmans, confrontés à un « despotisme universel » américain et à des despotes locaux, ne savent plus où ils se situent. De plus, la richesse s’étale sur tous les écrans, qu’ils comparent à leur misère. Ils ont le sentiment d’être poussés hors de l’Histoire. Résultat : ils se rétractent sur leurs constantes historiques - une attitude par définition passéiste. Ces blessures se gangrènent. Or les repères sont perdus. Nationalisme et tiers-mondisme, socialisme et communisme ont tous failli. Il ne reste pas même la prééminence du droit, puisque dans leur zone le droit international n’a pas cours. Israël s’y soustrait depuis si longtemps sans que rien ne se passe.

Ils pourraient choisir la démocratie...

Je n’ai pas de réponse évidente à ce déficit. Les gens ont peut-être besoin de solutions simples à leur désarroi, que la religion apporte. Or la démocratie n’est pas simple, elle induit le pluralisme, la complexité. Je crois que, malheureusement, aucun pays arabe n’échappera à l’expérience islamiste. Le monde arabe n’est plus celui des années 1950-1960. L’Amérique non plus. Là-bas aussi, de plus en plus de gens se tournent vers les réponses inadéquates de la religion. Le manichéisme de la pensée s’accompagne d’une islamophobie qui suscite des réactions très violentes dans le monde musulman.

A ce sujet, que pensez-vous de l’affaire des caricatures de Mahomet ?

C’est une folie qui m’emplit d’affliction. D’abord, la caricature de Mahomet avec une bombe à la place du turban est insultante. La liberté de la presse doit être défendue, mais pas le droit à l’insulte. On ne peut impunément offenser les croyances des autres. En France, la presse est libre. Mais vous avez des lois qui punissent l’expression publique du racisme. Dans l’atmosphère internationale étouffante où nous vivons, il faut respecter le refus des musulmans de voir représenter l’image du Prophète. En même temps, le problème est que l’opinion arabe et musulmane ne fait aucune différence entre les peuples, leur diversité et les gouvernements. Elle considère tout « en bloc ». Arguer d’un dessin pour brûler des ambassades est une folie. De part et d’autre, des forces concourent à exacerber le choc des identités. Un jour, cela passera. C’est une période transitoire. En attendant, ces forces dominent.

On en a pour longtemps ?

Qui sait ? La moitié de l’humanité a cru au socialisme. Qui aurait imaginé que cet « avenir radieux » s’effondre en un jour après soixante-dix ans ? Le monde arabo-musulman aujourd’hui est en pleine expansion islamiste, et le prix qu’il aura à payer pour cette phase historique sera très cher. Partout, déception et colère dominent, les gens régressent. Les islamistes radicaux deviennent de plus en plus dominants. En même temps, je suis effaré de l’ignorance générale en Occident vis-à-vis de l’islam politique. Il y a toutes sortes d’islamistes. Les salafistes et le Hamas, pour prendre un exemple, sont très différents. Le Hamas est d’abord un mouvement nationaliste fondé sur une vision religieuse. Mais l’Occident, lui aussi, tend à ne voir l’islam politique qu’en « bloc ».
[...]

Vous avez accepté le jeu d’une interview politique. Pourtant, on vous sent réticent à aborder ces questions.

Parce que je vis dans la perplexité. Je ne refuse pas de parler de politique, mais je refuse toutes les certitudes dans un présent si agité. Je ne suis pas certain de ma propre vision. La complexité, je l’intègre à mon travail de poète. Tout poète ou même tout écrivain du tiers-monde qui dirait « la société ou la politique ne m’intéressent pas » serait un salaud. Je ne suis pas salaud à ce point. Pour un Palestinien, la politique est existentielle. Mais la poésie est plus rusée, elle permet de circuler entre plusieurs probabilités. Elle est fondée sur la métaphore, la cadence et le souci de voir derrière les apparences. Mais les poètes ne conduisent pas le monde. Et c’est heureux : le désordre qu’ils y introduisent pourrait être pire que celui des politiciens.

Qu’y a-t-il derrière les apparences ?

La vie, donc les rêves et les illusions. Qui peut vivre sans espoir que le monde ira vers le meilleur, vers le beau ? La poésie ne peut exister sans l’illusion du changement possible. Elle humanise une histoire et un langage commun à tous les humains. Elle transgresse les frontières. Au fond, son seul véritable ennemi, c’est la haine.

Dans votre récent ouvrage paru en français, Ne t’excuse pas, vous écrivez : « Je suis ce que je serai demain. » Un vers étonnant venant d’un poète qui récuse l’immuabilité.

Au contraire. Le présent nous étouffe et déchire les identités. C’est pourquoi je ne trouverai mon moi véritable que demain, lorsque je pourrai dire et écrire autre chose. L’identité n’est pas un héritage, mais une création. Elle nous crée, et nous la créons constamment. Et nous ne la connaîtrons que demain. Mon identité est plurielle, diverse. Aujourd’hui, je suis absent, demain je serai présent. J’essaie d’élever l’espoir comme on élève un enfant. Pour être ce que je veux, et non ce que l’on veut que je sois.

© Le Monde, le 13/02/2006

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