En Turquie, les événements provoqués par l’affaire de flottille ont donné naissance à de nouveaux débats et suscité une angoisse particulière. Tout tourne, en fait, autour de l’idée en vogue selon laquelle l’axe de la politique étrangère turque changerait de direction et se déplacerait vers l’est, exprimant « une vision moyen-orientale et musulmane du monde » , comme le dit Laure Mandeville dans un article (publié dans Le Figaro, le 7 juin 2010), qui essaye de analyser la pertinence de cette crainte, tout en cherchant à comprendre le fond des changements qui affectent actuellement la politique étrangère turque.
Comme on pouvait s’y attendre, l’attaque militaire d’Israël dans les eaux internationales contre la flottille « Free Palestine », qui s’est terminée par la mort de 9 militants humanitaires turcs, a détérioré à l’extrême les relations turco-israéliennes. Dans ce genre de situation, n’importe quel Etat réagirait certes de la même façon à l’égard d’Israël, et tous les secteurs de la société turque ont condamné avec vigueur l’attitude de l’Etat hébreu. Toutefois, même si la réponse turque s’est limitée à un affrontement diplomatique, la virulence du discours tenu par le gouvernement et son soutien ouvertement affiché au Hamas, commencent à faire gamberger une partie de l’opinion publique. Et ce d’autant plus qu’à cette crise s’ajoutent les nombreux et récents accords conclus avec des pays d’arabes, l’Iran ou la Russie, sans parler du vote négatif, le 9 juin 2010, de la Turquie au Conseil de sécurité de l’ONU, un événement qui a sonné comme un nouveau défi d’Ankara à ses alliés occidentaux, à commencer par les Etats-Unis. De là à conclure que la Turquie tourne le dos à l’Occident et que le gouvernement de l’AKP renoue avec ses racines « islamistes », il n’y a qu’un pas qui est allègrement franchi par nombre de commentateurs.
Pour appréhender néanmoins la question d’un changement d’axe de la politique étrangère turque, il faut d’abord comprendre la nouvelle stratégie qui est derrière. On sait que cette dernière a été théorisée par Ahmet Davutoğlu, le ministre turc des affaires étrangère, et qu’elle met en exergue les expressions clés de « zéro problème avec nos voisins » et de « profondeur stratégique ». Cette nouvelle conception de la diplomatie turque entend promouvoir une Turquie active surtout dans sa région. Ce rôle ambitieux consiste à prendre des responsabilités pour résoudre les conflits existants, en profitant du poids économique et politique du pays pour redonner vie à une influence dans le monde musulman, issue d’une longue tradition historique et culturelle.
Cependant, cette nouvelle stratégie ne se limite pas justement à une ambition régionale, mais elle envisage également un rayonnement international. Cette politique étrangère surtout n’entend plus se limiter à une relation exclusive et privilégiée avec l’Occident. La Turquie avait des relations très tendues depuis des années avec ses voisins orientaux et ne cherchait pas à les améliorer concrètement par une coopération adaptée. L’obsession du pays était l’Union Européenne et le maintien de bonnes relations avec Etats-Unis. En fait, cette stratégie, qui condamnait en quelque sorte la Turquie à vivre entourée par des « ennemis », n’était pas favorable à son renforcement et à son développement. De surcroît, beaucoup de questions intérieures pâtissaient de cet isolement régional. Depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP, on observe que cette nouvelle politique étrangère turque est mise en œuvre petit à petit. D’abord, la Turquie est entrée dans une phase de normalisation de ses relations avec ses voisins, même si l’affaire est loin d’être résolue avec l’Arménie. Ensuite, ses coopérations économiques se sont accentuées et multipliées. La recherche de « nouveaux partenaires » ne se limite pas ainsi au monde arabe, mais elle concerne également la Russie, les pays turcophones, l’Iran, et beaucoup d’autres nouvelles puissances comme la Chine ou le Brésil.
La politique étrangère turque ne glisse donc pas vers l’Orient, elle se diversifie et échappe à une polarisation monopolistique. Pendant des années, la Turquie a mené une politique étrangère totalement ciblée sur l’Occident, en oubliant ses régions et ses voisins orientaux. Elle est en train aujourd’hui de prendre conscience d’atouts culturels, économiques et politiques nouveaux, qui peuvent lui permettre de devenir une puissance régionale et un acteur mondial. Elle a compris que le monde n’est plus exclusivement centré sur l’Europe et les Etats Unis. Dans ces conditions, il devient pertinent qu’elle se soucie d’établir des relations normales avec ses voisins et avec les autres puissances mondiales, pour prendre la place qui lui revient dans le nouvel ordre international de l’après la guerre froide.
Pour autant, il ne faut pas considérer que la Turquie a totalement abandonné l’objectif de son adhésion à l’UE. Bien au contraire, cette adhésion reste une priorité de la politique étrangère turque, malgré toutes les déceptions accumulées depuis l’ouverture des négociations avec l’UE, en 2005. Cet objectif a notamment été relancé à plusieurs reprises par le gouvernement. De plus, malgré une diminution importante du soutien de l’opinion publique à ce projet européen, plus de 55% de la population turque continue d’affirmer son soutien à la candidature de la Turquie à l’UE (55.3% très exactement, selon un sondage par réalisé, en janvier 2010, par ATAUM – « Ankara Universitesi Avrupa Topluluklari Arastirma ve Uygulama Merkezi », Centre de recherche et d’application sur les sociétés européennes de l’Université Ankara). Il ne faut pas oublier que l’AKP est soutenu par une majorité de la population, à cause de l’ambition affichée de mener le projet européen jusqu’à son terme. Si le parti au pouvoir s’égare dans cette affaire de flottille et brouille son image avec celle du Hamas ou d’autres mouvements islamistes, il va perdre rapidement une grande partie du soutien dont il a pu bénéficier au sein du peuple turc. Car, il faut bien séparer la sensibilité que peut avoir la grande majorité de la population turque envers la question palestinienne, de l’exploitation politique qui en est faite par une minorité d’islamistes. L’ambassadeur à la retraite Özdem Sanberk a rappelé que si la Turquie a une attention particulière pour la Palestine, c’est parce qu’elle se souvient que l’Empire ottoman a été le gardien des lieux saints de « Kudüs » (Jérusalem), pendant cinq siècles. De fait, la grande majorité des Turcs considère la question palestinienne quasiment comme une question nationale, mais cela implique aussi qu’un tel objet ne peut être confisqué par des factions ou des personnalités politiques, notamment par les islamistes.
Dès lors, ces manifestants avec un bandage vert sur la tête criant « Allahuekber » (Dieu est grand !) que l’on a pu voir à Istanbul, lors des défilés de protestation contre le raid israélien, n’agacent pas seulement les secteurs laïques de la société, mais aussi les milieux populaires attachés certes à la religion mais également aux valeurs modernes universelles, comme la démocratie, économie de marché etc. La base électorale du parti au pouvoir ne se situe pas dans le mouvement islamiste turc qui, en 2001, après la dissolution de FP (Fazilet Partisi- Parti de Vertu), a connu un véritable schisme entre les fondateurs de l’AKP et le courant « Milli Görüş » (« Perspective nationale », mouvement fondé par Necmettin Erbakan en 1969, qui a été le soubassement de toutes les formations de l’islam politique turc : Milli Nizam Partisi, Milli Selamet Partisi, Refah Partisi, Fazilet Partisi). L’AKP a en effet occupé l’espace politique laissé vacant par l’échec des formations conservatrices de centre droit (DYP, ANAP…), représentant pour l’essentiel des classes moyennes enrichies par l’économie de marché, mais toujours attachées aux valeurs de l’islam. La formation politique de Recep Tayyip Erdoğan et d’Abdullah Gül a réussi ce tour de force, entre autres, en développant un discours politique basé sur l’adhésion définitive du pays à l’UE et sur l’exigence de réformes de démocratisation. On comprend donc que, si le parti majoritaire change l’axe de l’orientation diplomatique du pays, et remet en cause les équilibres politiques sur lesquels son gouvernement a prospéré jusqu’à présent, il risque en fait de scier la branche sur laquelle il est assis.
À cet égard, on doit revenir sur la réaction modéré qu’a eue Fettullah Gülen à l’égard de l’affaire de la flottille dans un entretien donné au Wall Street Journal (un journal qui est considéré, soit dit en passant, comme un journal favorable à Israël, au sein des médias américains). Fettullah Gülen a dit très précisément qu’il aurait fallu demander la permission des autorités israéliennes avant de se lancer dans une telle entreprise, et il a estimé que, ne pas demander un tel quitus, revenait à faire acte de rébellion civile contre l’autorité, ce qui est, on le sait, très mal vu par l’islam. Ce discours a fait beaucoup de bruit au début et provoqué de nombreuses polémiques, mais force est de constater qu’il a été plutôt bien accueilli par le public et qu’il s’est même vu décerner un satisfecit appuyé du vice-premier ministre, Bulent Arınç. Il faut dire que la réaction de Gülen reflète tout à fait la méfiance d’un Turc ordinaire musulman à l’égard du monde arabe. Il ne faut pas oublier que les relations des Turcs avec le monde musulman, et spécifiquement avec le monde arabe, n’ont pas toujours très été très chaleureuses, au cours de l’histoire. Quelle que soit la popularité récemment acquise par Recep Tayyip Erdoğan dans la région, les relations avec les pays arabes sont encore problématiques du fait de cet héritage de l’histoire. Il est indiscutable qu’AKP a ouvert la voie d’une relation apaisée avec les Arabes, mais il y a encore beaucoup à faire. La question des relations avec l’Iran est encore plus compliquée, tant pour des raisons religieuses et historiques, qu’en raison des problèmes de rivalité régionale qui se posent.
Pour finir, en ce qui concerne les relations de la Turquie et des Etats-Unis, on oublie trop souvent que les intérêts de deux pays ne se confondent pas au Moyen Orient. Alors que la Turquie préconise de privilégier la diplomatie dans le dossier nucléaire iranien notamment, les Etats-Unis préfèrent recourir aux sanctions et laisser planer la menace d’une intervention militaire. Une guerre dans la région serait un véritable cauchemar pour la Turquie, et rien que l’augmentation des tensions heurte directement ses intérêts. C’est la raison pour laquelle Ankara s’emploie à jouer ce rôle de médiateur en espérant diminuer les conflits potentiels. En outre, si l’on revient sur l’enchainement des faits, malgré les 9 morts de la flottille, les responsables politiques turcs ont gardé leur sang froid et n’ont pas rompu les relations diplomatiques avec Israël. En réalité, la Turquie et les Etats-Unis ne peuvent prendre le risque de se tourner le dos. Toutefois, il est sûr qu’Ankara ne veut plus être le simple acteur de scénarios écrits par Washington pour le Moyen-Orient. Elle entend devenir un partenaire dans la détermination et la réalisation des politiques qui sont conçues dans et pour cette région. Si les Américains n’arrivent pas à le comprendre, les désaccords des deux pays risquent de s’approfondir dans la région.
Öznur Sarıkaya