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Le triomphe d’un Rambo turc antiaméricain

mardi 21 février 2006, par Guillaume Perrier

Le Monde - 20/02/2006 - 14h13

ISTANBUL CORRESPONDANCE

Tout commence avec « l’affaire des sacs ». La première scène du film La Vallée des Loups-Irak, réalisé par Serdar Akar, replonge le spectateur dans cet incident qui fut vécu comme une humiliation nationale en Turquie. Le 4 juillet 2003, quelques semaines après la chute de Bagdad, onze militaires turcs accusés d’« activités suspectes » sont capturés dans le local du parti turkmène de Souleymaniyé, dans le nord de l’Irak, à majorité kurde. La tête recouverte d’un sac de toile de jute, ils sont emmenés à Bagdad. Ils seront libérés et expulsés quelques jours plus tard. Cet épisode a créé une crise diplomatique entre la Turquie et les Etats-Unis. Les relations entre les deux pays s’en ressentent encore aujourd’hui. Depuis la sortie en salles de La Vallée des Loups-Irak, il y a deux semaines, les Turcs s’offrent une revanche sur grand écran.

Pour laver l’affront de « l’affaire des sacs », un espion turc, héros d’une série télévisée populaire, « La Vallée des Loups », est appelé à la rescousse. L’agent Polat Alemdar, sorte de Rambo local, part en croisade contre les soldats américains auteurs des pires méfaits infligés aux populations civiles irakiennes. Il va pourchasser le commandant Marshall, joué par Billy Zane (apparu dans Titanic).

Spectaculaire, digne d’une superproduction hollywoodienne, le film est une succession de clichés antiaméricains, saupoudrés d’ultranationalisme turc. Les GI se livrent à des massacres de villageois au cours d’une noce, exécutent cruellement une mère et son petit garçon, se défoulent sur le minaret d’une mosquée, abattu avec son muezzin au lance-roquettes... Un médecin juif américain se livre à un vaste trafic d’organes prélevés sur les détenus d’Abou Ghraib, la tristement célèbre prison de Bagdad. Fiction qui détourne des faits réels, cette théorie du complot « traduit le sentiment de l’homme de la rue », selon le quotidien turc de gauche Radikal. Elle ravive surtout l’antiaméricanisme, très populaire en Turquie depuis le déclenchement de la guerre en Irak. Le plus grand succès de librairie de l’année 2005, Tempête de Métal, racontait déjà l’histoire d’une guerre entre Turcs et Américains sur fond de conflit irakien.

Avec un budget de 8,4 millions d’euros, le film est la plus grosse production de l’histoire du cinéma turc. Campagne de publicité sans précédent, marketing agressif, produits dérivés... c’est une véritable machine de guerre. A l’affiche dans plus de 500 salles turques et dans douze pays, il aurait déjà attiré près de deux millions de spectateurs. Des milliers de copies de mauvaise qualité se vendent sur les trottoirs d’Istanbul pour quelques livres turques.

Kadir Topbas, le maire d’Istanbul, en rugit de plaisir : « C’est un succès. On ne touche pas à l’honneur d’un soldat. » « C’est un film extraordinaire qui va rester dans l’histoire », s’est enthousiasmé le président de l’Assemblée nationale, Bülent Arinç, à l’issue d’une avant-première à laquelle assistait Emine Erdogan, la femme du premier ministre turc. Son mari a, lui aussi, « beaucoup aimé ».

Aux Etats-Unis, où La Vallée des Loups-Irak est programmé, le scénario inquiète. Pour raisons de sécurité, l’armée a demandé à ses troupes de se tenir éloignées des cinémas qui diffusent le film. En Allemagne, où on comptabilise déjà 200 000 entrées en moins de deux semaines, Edmund Stoiber, le dirigeant de l’Union chrétienne-sociale (CSU), membre de la coalition au pouvoir, est indigné. « Je demande aux exploitants de cinémas en Allemagne de déprogrammer immédiatement ce film de haine, raciste et antioccidental, a-t-il déclaré au journal dominical Bild am Sonntag. Ce film irresponsable ne développe pas l’intégration mais cultive la haine et la défiance à l’égard de l’Occident. » Dans un pays où vivent environ 2,5 millions de Turcs, cet appel a valu à son auteur d’être accusé de vouloir instaurer la censure. Le Conseil central des juifs en Allemagne s’est lui aussi prononcé pour le retrait du film.

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