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Le tabou du génocide arménien se fissure en Turquie

lundi 26 septembre 2005, par Marc Semo

Libération,Ankara, envoyé spécial

Une université d’Istanbul a accepté vendredi d’accueillir une conférence sur le sort réservé aux Arméniens pendant la Première Guerre mondiale, contournant ainsi la décision, prise par un tribunal turc, de retarder cet événement.

C’est une première :

une soixantaine d’intellectuels et d’historiens turcs vont publiquement remettre en question lors d’un colloque universitaire la version officielle sur les massacres d’Arméniens de 1915 en soulignant leur évident caractère génocidaire. « Suspendue » au dernier moment sur décision de la quatrième chambre du tribunal administratif d’Istanbul, cette conférence sans précédent en Turquie se tiendra finalement à l’université de Bilgi sur la rive européenne du Bosphore afin de tourner l’interdiction de la tenir dans celle de Bogazici. L’annonce a été faite vendredi en fin d’après-midi, trop tard théoriquement pour permettre un nouveau recours en justice des diverses associations nationalistes opposées à cette remise en cause de la version historique officielle.

Alors que la plupart des historiens affirment qu’au moins un million d’Arméniens ont été exterminés dans des massacres et des déportations forcées organisées par le gouvernement « jeune turc » allié de l’Allemagne pendant la première guerre mondiale, les autorités d’Ankara reconnaissent tout au plus 300.000 victimes arméniennes et autant de Turcs dans des massacres croisés. Cette conférence au titre prudent « les Arméniens ottomans au temps du déclin de l’empire » avait déjà du être annulée en mai dernier après que le ministre de la Justice du gouvernement islamiste Cemil Cicek ait accusé ses organisateurs de « donner un coup de poignard dans le dos à la Turquie ». Mais face au tollé des capitales européennes, le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan l’avait désavoué.

Une ombre sur le processus de démocratisation

A nouveau, le gouvernement qui a fait de l’ouverture des négociations d’adhésion avec l’Union Européenne prévues pour le 3 octobre sa grande priorité politique, est intervenu pour soutenir les organisateurs du colloque. « La cour a jeté une ombre sur le processus de démocratisation et sur les libertés dans mon pays », a déclaré le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan tard jeudi soir, s’interrogeant sur la compétence du tribunal. « Alors que le 3 octobre approche, ceux qui, en Turquie ou à l’étranger, travaillent à empêcher ce développement jettent leurs dernières forces », a affirmé de son coté à New York le ministre des Affaires étrangères Abdullah Gül. Un message de ce ministre sera d’ailleurs lu samedi à l’ouverture des travaux : il y affirme haut et fort « qu’il est très important que la Turquie discute de cette question et qu’elle n’a pas à avoir honte de son passé ».

Un tabou se fissure

« Ce bras de fer montre que l’Etat est divisé, souligne Ahmet Insel, professeur à Paris I et à l’université stambouliote de Galatasaray qui est un des organisateurs de la conférence. Il y a des poches de résistances encore opposées aux réformes mais désormais la société civile et les forces démocratiques ont les moyens d’aller de l’avant ». La plus grande partie des journaux ont également durement critiqué la tentative d’empêcher ce débat sur un point tout à la fois sensible et essentiel de l’histoire turque. Le quotidien libéral « Radikal » a titré : « Coup d’arrêt de la justice à la science ». « Un coup du tribunal à la liberté d’expression », a de son coté estimé le journal Milliyet. « Ce qui est débattu est en fait de savoir si la Turquie sera gouvernée par des tabous ou des règles démocratiques (...), si nous allons scruter l’histoire pour la paix et la compréhension ou pour le rejet et l’hostilité », affirme de son côté la Fondation pour l’Histoire, qui regroupe des intellectuels et des historiens engagés notamment dans le projet d’écriture de nouveaux manuels d’histoire pour les écoles.

Le tabou du génocide arménien commence donc à se fissurer en Turquie. De tels débats publics auraient été impensables il y a encore quelques années. A l’automne dernier s’était aussi tenu à Istanbul une grande exposition de cartes postales et de gravures sur la « mémoire arménienne » et leur vie dans l’empire ottoman avant les grands massacres commencés à la fin du XIXe siècle et qui ont culminé entre 1915 et 1917. (1)

« Une grande Arménie et un grand Kurdistan »

Les tentatives d’empêcher cette conférence ont également suscité de dures réactions de Bruxelles. « L’absence de motivations légales sérieuses pour cette interdiction de dernière minute ressemble à une provocation », a ainsi affirmé la porte parole de la Commission Krisztina Nagy. Que va-t-il se passer samedi et dimanche, alors que les groupes nationalistes hostiles à la conférence restent mobilisés, notamment l’Association des juristes nationalistes, auteure du recours en justice. Son président Kemal Kerincsiz a d’ailleurs déclaré que « le réel but de ce colloque est de pousser le pays dans le chaos et de le faire éclater en créant une grande Arménie et un grand Kurdistan ». La frontière entre l’Arménie et la Turquie est close depuis 1993 par Ankara pour protester contre l’occupation de territoires de l’Azerbaidjan par les Arméniens du Haut Karabagh, enclave arménienne dans le territoire azéri.

(1) Les autorités ottomanes les soupçonnaient de vouloir prendre fait et cause avec les armées russes qui avançaient dans l’est. Mais les déportations, les marches forcées et les massacres ont visé l’ensemble de la communauté même loin des zones de front. Il reste aujourd’hui à peine 60 à 80 000 Arméniens en Turquie pour la plupart à Istanbul, ou au sud dans le petit village de Vakiflar près d’Iskenderun.

Par Marc SEMO
vendredi 23 septembre 2005

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