La première conférence jamais organisée sur le sol turc pour évoquer la question du génocide arménien de 1915-1917 a pu se tenir samedi et dimanche à Istanbul, sans incident.
Istanbul, envoyés spéciaux
A leur arrivée, les participants de la conférence prudemment intitulée « Les Arméniens ottomans au temps du déclin de l’empire » ont essuyé des jets de tomates et d’œufs partis des manifestants nationalistes massés derrière les cordons de police en brandissant des pancartes dénonçant « les traîtres » et « mensonge du génocide arménien ». Dans la petite foule, il y avait les nationalistes d’extrême droite, « les loups gris » et, un peu plus loin, d’autres du Parti des Travailleurs, ex-maoïstes ultra- nationalistes. Ils scandaient : « Le gouvernement doit démissionner, la trahison ne restera pas impunie ».
« A l’Européenne, sans effusion de sang »
Par deux fois renvoyée sous les pressions des milieux nationalistes, la première conférence jamais organisée sur le sol turc pour évoquer la question du génocide arménien de 1915-1917 a quand même finalement pu se tenir samedi et dimanche à l’université Bilgi d’Istanbul sans incident majeur. Au moins jusqu’à dimanche à la mi-journée. « Cela s’est passé à l’Européenne, sans effusion de sang », se félicitait dimanche matin le quotidien populaire Posta à l’unisson de la quasi totalité des grands journaux clamant qu’ « un nouveau tabou était brisé ». « L’important est d’abord d’avoir réussi à tenir cette conférence et c’est une étape importante pour aller vers une Turquie qui parle de la question arménienne mais aussi de toutes sortes d’autres problèmes refoulés », a souligné le journaliste arménien d’Istanbul Etyen Mahcupyan.
« Il ne s’agissait pas seulement de discuter du passé mais aussi de l’avenir de la Turquie, a martelé Murat Belge, l’un des chefs de file de cette soixantaine d’historiens et d’intellectuels démocrates qui avaient lancé cette initiative sans précédent. C’est-à-dire de savoir si nous allons vivre dans une démocratie européenne ou si nous continuerons à être dans une société sous surveillance de l’Etat et dépendant de son bon vouloir ». Ils remettaient en effet en cause publiquement l’histoire officielle en soulignant l’évidence du caractère génocidaire des déportations et des massacres organisés par le gouvernement « jeune turc » allié de l’Allemagne. Ils auraient coûté la vie à au moins un million d’Arméniens. Les autorités d’Ankara parlent de 300.000 morts et affirment qu’ au moins autant de turcs ont péri dans des massacres croisés.
Vérités et réalités
L’historiographie turque souligne aussi lourdement que les Arméniens trahissaient l’empire, prenant fait et cause pour les armées russes qui avançaient à l’est. « L’histoire de la question arménienne est le produit de deux historiographies nationalistes, arménienne et turque, l’une clamant qu’il y avait un génocide et l’autre le niant », a prudemment déclaré l’historien Halil Berktay, organisateur de la conférence et professeur à Istanbul, appelant à « aller au-delà des clichés pour savoir ce qui s’est passé en 1915 et 1917 ». Il tient à rappeler que « la réalité est que les Arméniens sont maintenant absents d’Anatolie ».
Des historiens turcs travaillant aux Etats-Unis ont été plus catégoriques dans leur remise en cause des vérités officielles. « Il suffit de regarder combien d’Arméniens il reste aujourd’hui pour savoir dans l’intérêt de quelle partie a été résolue la question », arménienne a renchéri Fatma Müge Gocek de l’université du Michigan qui a évoqué toutes les difficultés qu’il y a à travailler sur cette question. « En Turquie, on m’accuse de trahison mais les historiens arméniens qui travaillent avec nous dans un atelier commun subissent aussi de très fortes pressions de la part de leurs autorités », a raconté l’historienne bien décidée à aller de l’avant pour savoir ce qui s’est passé en 1915-1917 « quelque soit la qualification donnée à ces événements ». (1)
L’historien Taner Akçam, travaillant lui aussi aux Etats-Unis a lui explicitement évoqué « la volonté d’épurer l’Anatolie de tous les non musulmans »et que ce plan a été étendu à l’ensemble du territoire après la nomination en 1915 d’Enver Pacha au ministère de la défense. Et les déportations massives ont eu même loin de la zone de front.
Le soutien du Premier ministre turc
Cette conférence représente par elle-même un tournant alors que les Européens mais aussi les Américains augmentent leur pression pour qu’Ankara reconnaisse la réalité de ce premier génocide du XXe siècle. Jouant son avenir politique sur les négociations d’adhésion à l’UE qui doivent commencer le 3 octobre, le premier ministre Recep Tayyip Erdogan, issu du mouvement islamiste, a soutenu les organisateurs au nom du principe de la liberté de recherche et d’expression. En mai dernier, il avait publiquement désavoué son ministre de la Justice qui accusait ces intellectuels de « trahison ». Jeudi dernier, quand un tribunal administratif d’Istanbul tenta à nouveau de bloquer la conférence, il accusa la Cour « de jeter une ombre sur le processus de démocratisation et sur les libertés dans le pays ». « Si nous avons confiance en nos convictions, nous ne devons pas craindre la liberté de pensée et je veux vivre dans une Turquie où toutes les libertés soient garanties », a encore répété samedi le Premier ministre.
L’opposition de gauche, le CHP, fut tout aussi catégorique et l’un de ses anciens leaders Erdal Inonu, fils du plus proche compagnon de Mustapha Kemal, le fondateur de la République, fut même le seul homme politique à assister au colloque au nom de la défense de « la liberté de débat et d’expression ».
(1) Pour le droit pénal international, le génocide présuppose l’intention d’extermination et la planification.