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Alors que vont débuter les négociations d’adhésion, Ankara reste maître des règles politiques.

Le rendez-vous manqué turc

lundi 26 septembre 2005, par Pierre Lellouche

Libération

Les négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne qui doivent s’ouvrir ce 3 octobre posent une question doublement existentielle : pour la Turquie, très grand pays musulman, la question de sa vocation européenne ; pour chacun des Etats membres de l’Union, celle de notre conception de l’Europe, des valeurs qui la fondent et des frontières qui doivent être les siennes.

La perspective de voir l’Europe s’engager, presque en catimini et sans consultation démocratique, dans un mécanisme devant conduire, quasi mécaniquement, à l’adhésion de la Turquie, a sans aucun doute contribué à la victoire du « non » au référendum. Non pas que l’ouverture de ces négociations, programmée par suite d’une décision du Conseil européen ait été ni plus ni moins transparente que dans le cas des autres élargissements de l’Union. Les raisons de la perception très largement négative que beaucoup ont en France de la candidature turque, n’ont pour la plupart, rien à voir avec la réalité de ce qu’est aujourd’hui ce pays. Elles tiennent d’abord et avant tout à la peur de l’islam, qui est liée à l’échec ou aux difficultés de l’intégration des populations arabo-maghrébines de nos banlieues. Alors que la France découvre l’ampleur de la minorité musulmane chez elle (10 % au moins de la population), qu’elle s’inquiète de voir des mouvements jihadistes recruter sur son territoire, que l’on peine à faire respecter la loi de la république jusque dans nos écoles, que l’immigration apparaît de plus en plus « hors contrôle » dans une Europe qui ne sait plus vraiment où sont ses frontières, l’on n’aurait décidément rien trouvé de mieux que de faire entrer encore 70, voire bientôt 100 millions de musulmans ? Les électeurs ne l’ont pas compris, faute pour nos gouvernants d’avoir pris véritablement la mesure de ce problème, et moins encore préparé l’opinion en amont, avant des décisions pourtant programmées de longue date depuis le conseil d’Helsinki en 1999, puis celui de Copenhague en 2002.

J’étais de ceux qui étaient favorables au principe de l’ouverture de négociations avec la Turquie, voire à terme et si les conditions étaient réunies, à une éventuelle adhésion. Je considérais en effet que l’enjeu était civilisationnel : soit l’on estimait a priori que les musulmans, quoi qu’ils fassent et quel que soit en définitive leur système politique, économique et social, n’avaient pas leur place en Europe, et l’on acceptait par avance ­ y compris à l’intérieur même de nos propres sociétés ! ­ le « conflit des civilisations » prédit par certains ; soit l’on décidait de tenter l’expérience, pour ancrer la démocratie dans ce pays musulman laïc et promouvoir, face au modèle rétrograde que tentent d’imposer par la terreur, de Kaboul à Bagdad ou à Casablanca, les Ben Laden, Zawahiri et autres assassins à la Zarqaoui, le modèle alternatif d’un islam ouvert, tolérant, limité à la sphère privée et compatible avec nos valeurs. Cet enjeu reste pour nous aujourd’hui, après les attentats de Madrid, puis ceux de Londres en juillet dernier, de première importance. Et dans ce combat planétaire contre le terrorisme et le radicalisme jihadiste, nous aurons besoin de l’aide d’une Turquie pro-occidentale, qui vive selon les valeurs de l’Europe.

Mais pour qu’un processus aussi sensible ­ politiquement et socialement ­ puisse être mené à bien dans la durée, il fallait que deux éléments clés au moins soient réunis : que la Turquie entre dans la négociation à nos conditions et non aux siennes, c’est-à-dire sans ambiguïtés et en adoptant l’esprit et la culture démocratiques européennes ; et que, deuxième condition, l’Europe elle-même soit en état de gérer un tel élargissement aussi important par son ampleur démographique (sans même parler des différences culturelles et religieuses) que celui que nous venons d’accomplir avec les 80 millions d’Européens de l’Est. Or force est de constater qu’aucune de ces conditions n’est, à ce stade, réunie.

Il est certes indéniable que la Turquie de M. Erdogan a accompli, en l’espace de quelques années, de réels progrès en matière de développement démocratique et de respect des droits de l’homme, les fameux « critères de Copenhague ». L’adoption en 2003-2004 d’un certain nombre de changements constitutionnels et législatifs ainsi que la transposition de l’acquis communautaire ont considérablement renforcé la crédibilité de la candidature turque.

Le Conseil européen, sur recommandation de la Commission, a donc décidé en décembre dernier à Bruxelles de l’ouverture de négociations d’adhésion en octobre 2005, sous réserve toutefois de certaines conditions. En particulier, les conclusions de la présidence mentionnaient la nécessité pour la Turquie, suite au dernier élargissement de l’Union, « de signer le protocole additionnel à l’accord d’Ankara, de manière à prendre en compte l’accession de dix nouveaux Etats membres » ­ y compris donc Chypre ­, et ce « avant le début effectif des négociations d’adhésion ». Or la Turquie a bien signé, le 29 juin, le protocole additionnel, mais elle l’a fait dans des conditions qui, politiquement sinon juridiquement, vidaient ce geste de son sens. En effet, dans une déclaration unilatérale équivalant à une réserve, la Turquie déclarait que sa signature « ne signifiait aucunement une quelconque reconnaissance de la république de Chypre mentionnée dans le protocole ». Le geste, attendu par l’Europe, s’agissant de la reconnaissance de Chypre, n’est donc pas venu. Cela est décevant, surtout au regard de l’attitude constructive qui avait été celle du gouvernement de M. Erdogan pour favoriser les pourparlers tenus sous l’égide des Nations unies, qui avaient abouti au « plan Annan » de réunification de l’île. Le fait que ce soient les Chypriotes grecs qui, par référendum en avril 2004, aient majoritairement rejeté ce plan et donc empêché la solution du conflit chypriote, ne saurait pourtant dispenser Ankara de l’obligation de normaliser ses relations avec Nicosie. Et en dépit des contre-déclarations élaborées in extremis à Bruxelles, peut-on véritablement imaginer que les 25 entament des négociations ­ qui plus est sur la question de l’adhésion ­ avec un Etat qui ne reconnaît pas l’un d’entre eux ? Peut-on se satisfaire de telles contorsions, alors que, dans le cas de la petite Croatie, l’Europe a décidé de repousser l’ouverture des négociations tant que le gouvernement croate ne livrerait pas un criminel de guerre recherché par le TPIY, Ante Gotovina ? La différence de traitement serait vraiment choquante.

Mais il y a plus grave. Les opinions publiques européennes, et en particulier française, attendaient, là encore à juste titre, un geste de la part de la Turquie sur la question du génocide arménien de 1915 et des relations avec l’Arménie indépendante. Les Turcs auront beau jeu de dire que ce geste n’était pas mentionné, et je le regrette, dans les conditions expressément posées par le Conseil européen. Mais on ne peut bâtir l’avenir sur le déni de l’histoire et la négation des crimes passés, même s’ils ont été commis par les générations précédentes et sous un autre régime politique, en l’occurrence celui de l’Empire ottoman. Il ne sert à rien de fuir ses responsabilités devant l’Histoire : mieux vaut reconnaître, réparer, se réconcilier. L’Allemagne l’a bien compris au lendemain de 1945, et c’est cela qui a rendu possible sa participation, à égalité de droit, dans la construction européenne.

Bien sûr, il faut une bonne dose de courage politique pour avancer et surmonter le poids des mentalités, des tabous ou du mensonge d’Etat, qui dessert en vérité aujourd’hui les intérêts de cet Etat et de ses habitants. Des premiers pas sont sans doute nécessaires, comme la tenue en Turquie d’un premier colloque largement consacré à la question du génocide arménien, colloque initialement annulé à la demande des autorités et qui a pu pourrait finalement se tenir ce week-end à Istanbul (lire page 10). Mais il faudrait aller beaucoup plus loin, avoir le courage de reconnaître enfin la réalité de ce qui a eu lieu, sans finasser, sans fausse fierté, ni amour-propre mal placé. Plutôt que de ressasser les vieilles inimitiés, il serait grand temps pour les dirigeants turcs de construire un avenir meilleur pour les générations futures. Cela implique aussi la normalisation des relations avec l’Arménie indépendante, l’établissement de relations diplomatiques et l’ouverture de la frontière terrestre de la Turquie avec ce pays, aujourd’hui encore enclavé et dont l’accès n’est possible que via l’Iran ou la Géorgie. Or là aussi, l’on attend toujours depuis plus de dix ans, un geste du gouvernement turc ­ hélas, en vain !

Ouvrir le 3 octobre prochain les négociations d’adhésion avec la Turquie, en l’absence de gestes politiques forts sur la reconnaissance de Chypre ou sur la question de l’Arménie, me semble prématuré. Et je ne peux sur ce point que me ranger à l’avis de la majorité de mes collègues de l’UMP et de son président, pour juger avec eux qu’il convient donc, plutôt que de se fixer un objectif politiquement hors d’atteinte, de mettre en place de manière pragmatique un partenariat stratégique ambitieux avec ce pays, en renforçant nos liens dans le domaine de la défense, de la sécurité, de la lutte contre le terrorisme.

lundi 26 septembre 2005

*Pierre Lellouche député UMP et conseiller de Paris, président de l’Assemblée parlementaire de l’Otan.

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