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La base turque d’Incirlik, enjeu stratégique américain

mercredi 6 mai 2009, par Nicolas Bourcier

INCIRLIK, ANKARA (TURQUIE) ENVOYÉ SPÉCIAL

Pas un avion de combat, plus un seul transfert de troupes depuis des mois. Incirlik, la gigantesque base militaire turque utilisée en partie depuis plus d’un demi-siècle par l’armée de l’air américaine, apparaît bien calme, accolée à Adana, populeuse métropole du sud du pays.

A peine une demi-douzaine d’avions cargos de l’US Air Force attendent, la gueule ouverte, leur chargement. Même la piscine, le terrain de golf et l’aire de base-ball semblent abandonnés au soleil triomphant. A l’abri des hauts grillages, parmi les allées pavillonnaires bien entretenues, seuls un café Starbucks fraîchement installé et le bâtiment central de commandement renvoient l’image d’une certaine activité.

« Cela fait quelque temps que mon téléphone ne sonne plus », reconnaît Philip McDaniel, la cinquantaine robuste et décontractée. Colonel en charge des opérations américaines de la base, il s’empresse d’ajouter dans un sourire qui en dit long : « Mais je sais que l’on parle d’Incirlik en plus haut lieu. » Une façon d’évoquer à sa manière l’hypothèse d’un retour au premier plan de ce site hautement stratégique pour les Etats-Unis et utilisé, à maintes reprises, comme formidable moyen de pression diplomatique par les hommes forts d’Ankara.

La visite, début mars, de la secrétaire d’Etat, Hillary Clinton, dans la capitale turque, et la récente tournée de deux jours du président Barack Obama, qualifiée de succès par tous les commentateurs, ont mis en lumière le rôle central qu’Ankara peut jouer dans la nouvelle politique régionale américaine. Missions de bons offices avec l’Iran, Israël et la Syrie, la Géorgie ; rencontres tripartites avec les chefs d’Etat afghan et pakistanais : les Turcs, après les années de tensions liées à l’administration Bush, avancent sur la scène internationale munis d’un feu vert des Américains. Surtout, l’allié de l’OTAN pourrait être appelé à jouer une plus grande partition en Irak et en Afghanistan. « Des enjeux pour lesquels nous partageons des objectifs communs », assure-t-on à l’ambassade américaine à Ankara.

Le retrait programmé des troupes d’Irak a été unanimement salué par les dirigeants turcs. Et le renforcement des unités américaines en Afghanistan pourrait s’accompagner prochainement d’une augmentation du nombre d’experts et de militaires turcs dans la région. Deux théâtres d’opération où « Incirlik continuera de jouer un rôle important », ajoute, d’une formule elliptique, la source américaine, avant de lâcher : « Rien que pour l’Irak, cette base reste vitale pour nos opérations. »

Construite par les Etats-Unis aux premières heures de la guerre froide en raison de son emplacement idéal pour ses bombardiers - une météo dégagée toute l’année, un rayon d’action couvrant tout le Moyen-Orient et plaçant Moscou à seulement 1 600 km -, Incirlik n’a cessé d’élargir son périmètre d’intervention. C’est d’ici qu’est venu le soutien aérien pour le déploiement militaire américain au Liban lors de la crise de l’été 1958. Ici que les fameux avions espions U-2 ont longtemps été camouflés. Ici encore que l’armée américaine stocke, selon différentes organisations non gouvernementales (ONG), des ogives nucléaires - 90 bombes B 61, d’après les dernières estimations. « Sujet sur lequel je ne me prononcerai pas », coupe court, avec son sourire immuable, le colonel McDaniel.

Mais c’est à partir de la première guerre du Golfe (1990-1991) que la base gagne sa notoriété dans la région. Transformée en quartier général de l’armée américaine, Incirlik s’impose comme la rampe de lancement des principales offensives militaires et missions de bombardement. Capable de gérer deux opérations simultanément, le site sert aussi de point de rotation pour l’acheminement d’aide humanitaire aux Kurdes irakiens.

Après l’interdiction de survol du nord de l’Irak imposé en 1991 au régime de Bagdad, plus de 50 % des missions américaines dans le monde gravitent, selon la revue Air Force Times, par la Turquie. Un rôle-clé qui poussera Oussama Ben Laden à placer la base parmi les cibles de son organisation, Al-Qaida.

L’invasion irakienne, lancée par l’administration Bush, ternira durablement les relations entre Washington et Ankara. En mars 2003, les députés turcs refusent aux soldats américains de fouler le sol du pays. Six mois d’âpres négociations sont nécessaires pour que le gouvernement contourne le vote du Parlement et autorise les Etats-Unis « en tant qu’alliés » à utiliser Incirlik pour faciliter l’approvisionnement des troupes.

Il n’empêche, la base devient, selon l’expression de Frank Hyland, ancien agent de la CIA et aujourd’hui expert à la Jamestown Foundation, l’« otage » d’Ankara.

Tracasseries administratives, autorisations de survol du territoire accordées au compte-gouttes... En 2007, les Turcs menacent de retirer leur soutien logistique si le Congrès américain adopte un texte qualifiant de génocide les massacres d’Arméniens perpétrés sous l’Empire ottoman, au début du XXe siècle. Robert Gates, l’actuel secrétaire d’Etat à la défense, qui occupait ce poste durant cette période, s’oppose alors à la résolution, invoquant « les implications considérables » pour les opérations militaires américaines en cas de représailles.

Le vote est repoussé. La même année, suite à de nouvelles pressions, le président George Bush accepte de fournir des informations en temps réel sur la localisation des rebelles kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) obtenue grâce aux vols de surveillance dans le nord de l’Irak.

« Ce jeu-là est désormais terminé », assurent les experts militaires américains rencontrés à Incirlik et Ankara. « La lune de miel entre les Etats-Unis et la Turquie pourrait faire d’Incirlik un des symboles de ce renouveau, poursuit dans la même veine Lale Sariibrahimoglu, spécialiste des questions de défense au quotidien Taraf. Même si le transport d’armes et de soldats américains passe toujours aussi mal aux yeux de l’opinion publique turque, qui verra le chargement des avions en dehors des militaires turcs ? »

Pour Selin Bölme, doctorante sur Incirlik à l’université d’Ankara, l’importance de la base devrait également se vérifier dès le retrait du gros des troupes américaines d’Irak, en août 2010. « En cas d’une dégradation de la situation ou d’un imprévu dans la région, elle offre la réponse la plus rapide et la moins coûteuse, affirme-t-elle. Les bases allemandes sont éloignées et chères. Les sites américains alternatifs comme ceux d’Irak ou du Caucase ne possèdent, eux, ni son potentiel ni sa fiabilité. »

Pour l’heure, 50 % des avions cargos militaires destinés à l’Irak passent par Incirlik. Chaque jour, six à huit imposants C-17 décollent des longues pistes de la base. Deux d’entre eux partent pour l’Afghanistan, selon les chiffres avancés par le colonel McDaniel. « C’est un peu moins pour l’Irak qu’il y a quelque temps, glisse-t-il, et un peu plus pour le terrain afghan. » Comme en écho d’une tendance qui s’annonce.

Nicolas Bourcier

Un demi-siècle d’existence

1951
Construction de la base Incirlik. La Turquie entre dans l’OTAN.

1969
Accord de coopération et de défense signé entre Ankara et Washington.

1970
Les Américains passent de 35 000 à 16 000 hommes.

1980
Nouvel accord de coopération économique et de défense.

2007
Plus de 70 % des avions-cargos américains à destination de l’Irak passent par Incirlik.

2009
La base compte 4 500 Américains dont 1 500 soldats.

Article paru dans l’édition du 05.05.09

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Sources

Source : Le Monde, le 05.05.09

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