- Gökşin Sipahioğlu
Avec sa vie criblée de péripéties et de légendes, Gökşin Sipahioğlu aurait fait un bon personnage de film. Un héros à la James Bond, aventurier, flegmatique et tombeur de ces dames. Avec en prime l’accent turc, le culot et un redoutable sens du scoop. Le photojournaliste et fondateur de l’agence photo Sipa est mort mercredi 5 octobre à Paris, à l’âge de 84 ans.
Depuis, l’émotion est considérable dans le monde de la presse et de la photo. « J’ai perdu mon père », résume le photographe Patrick Chauvel. Tous pleurent un homme charismatique et attachant, mais aussi une époque : Gökşin Sipahioğlu incarnait les temps héroïques du photojournalisme, les années 1970, quand les trois agences photo Sipa, Sygma et Gamma envoyaient des reporters à l’autre bout du monde. Triste contraste : en juillet, Sipa a été vendue à un groupe allemand qui veut en faire une agence généraliste.
La saga Sipahioglu commence à Izmir, en Turquie, le 28 décembre 1926. L’ambition du jeune Turc est précoce : après une « jeunesse dorée » et des études de journalisme, ce grand échalas de 1,90 mètre se lance dans... le basket. Et comme il ne fait jamais les choses à moitié, à 17 ans il crée son propre club, le Kadiköyspor à Istanbul, devient capitaine et joueur international. Il s’essaie aussi à la politique, mais essuie un échec aux législatives. Désormais, c’est l’excitation du scoop qui va l’habiter : il lui faut être sur place, partout, avant tout le monde.
La recette gagnante de Gökşin Sipahioğlu est un savoureux mélange, fait de flair, de culot et de chance. Plus journaliste que photographe, le Turc est avant tout un chasseur de « coups » dont il adore dérouler la liste pour ses visiteurs. Elle est impressionnante. En 1961, il profite d’un match de foot exceptionnel pour s’infilter dans l’Albanie communiste - « J’étais le premier journaliste occidental à y pénétrer ! », disait-il. En 1962, il fait mieux : il entre clandestinement à Cuba pendant la crise des missiles, en montant déguisé en marin dans un bateau turc qui livre du blé à la Havane. Une fois sur place, il charme « deux ou trois petites amies », qui l’aident à repérer des missiles russes encore pointés vers les Etats-Unis. A Paris, en mai 1968, il reçoit une grenade dans le visage et y laisse trois dents. Mais il est aussi le seul à photographier les « Katangais » à la Sorbonne - des images qu’il publiera dans un livre Mai 68 (ed. Sira, 2008).
Le plus incroyable est encore à venir : en 1968, alors qu’il est officiellement correspondant du journal Hürriyet à Paris, il saute dans sa Mustang - une décapotable rouge modèle 66 - pour filer suivre la répression du printemps de Prague. Il fait nuit, il pense croiser une moto : raté, il s’agit en fait d’un char soviétique dont un phare est cassé. Le choc est violent. Par chance, les soldats sont des Azéris, qui parlent turc et qui sympathisent aussi sec avec le photographe. Voilà Gökşin Sipahioğlu aux premières loges pour suivre l’entrée des chars dans Prague : à bord de sa décapotable écrabouillée, remorquée par le char en question.
Entre deux scoops, le photographe a aussi montré qu’il sait diriger des journaux, comme le quotidien Yeni Gazete qu’il crée en 1957, et où il donne à la photo une place centrale. Mais c’est Paris, capitale montante du photojournalisme, qui va offrir sa meilleure partition à ce journaliste hors normes, avec la création de l’agence Sipa.
« Agence » est un bien grand mot pour désigner le studio de 16 m2 où il s’installe en 1969, sur les Champs-Elysées. On y sèche les photos dans les toilettes. Créée officiellement en 1973, Sipa Press restera longtemps la reine du « système D ». « Rue de Berri, au début, on n’arrivait pas à payer le loyer », dit un collaborateur. « Les huissiers passaient tous les jours. Mais à chaque fois, Göksin était un magicien qui sortait un nouveau lapin de son chapeau. » Quand l’électricité est coupée, le patron fait tirer des rallonges pour brancher les machines dans le couloir.
Très vite, l’agence se révèle pourtant une incroyable pépinière de talents. Toute une génération de photographes, Patrick Chauvel, Christine Spengler, Luc Delahaye, Olivier Jobard, Abbas, Alain Mingan, fait ses premiers pas à Sipa. Gökşin Sipahioğlu donne sa chance aux jeunes, et même au plombier de l’agence, Eric Hadj. « Il sentait les gens qui aimaient l’aventure, et il en faisait des photographes », résume Patrick Chauvel.
La plupart, pourtant, sont partis après quelques années. Car le patron a une manière bien à lui de gérer ses affaires : ses photographes sont « comme ses enfants », choyés et maternés, invités à des dîners somptueux. « Il m’a apporté des fleurs à l’hopital, les yeux mouillés, quand je me suis blessé au Cambodge », raconte Patrick Chauvel. Ils se sentent aussi un peu étouffés. Gökşin Sipahioğlu passe sa vie à l’agence, ne prend jamais de vacances. Il vit entouré de femmes - dont sa fidèle compagne, Phyllis Springer, et sa secrétaire aux yeux de biche, Bambi. Rétif aux syndicats, le photographe s’arrange avec les réglementions sociales et paie souvent au petit bonheur la chance.
De 1975 à 2000, les affaires sont florissantes. Avec son flair, Gökşin Sipahioğlu collectionne les « unes » et dame le pion à la concurrence. « Il envoyait les photographes partout, avant que ça explose. Comme ça on était sur place », souligne le photographe Alfred Yaghobzadeh. Et peu importe la qualité de la photo, voire l’auteur : l’important, c’est le scoop. Lors de l’invasion de Chypre en 1974, il n’hésite pas à distribuer 150 appareils photo jetables aux soldats de l’armée turque pour récupérer des images exclusives.
En 1989, l’agence occupe 8 000 m2 boulevard Murat - Gökşin Sipahioğlu règne sur un bureau de 100 m2, avec quatre télés. La montée des agences filaires et la crise de la presse fait vaciller les agences photo, mais il s’adapte : il donne dans le « people », plus rentable, signe des contrats avec les émissions de télé-réalité. Et il refuse obstinément de vendre malgré les offres mirifiques des géants de l’illustration - Corbis et Getty. Il finira pourtant par s’y résoudre en 2001 : Sipa en déficit est cédée à Sud communications, propriété de Pierre Fabre.
Toujours élégant avec son long manteau noir et son écharpe rouge, Gökşin Sipahioğlu se consacrait depuis son retrait à concevoir livres et expositions. Il avait distribué les rôles entre ses deux associés les plus proches : « après ma mort, toi tu t’occuperas de mes photos, et toi des femmes ».
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