Alors que l’ouverture des négociations sur l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne (UE) est depuis des mois fixée au 3 octobre, la diplomatie française a feint de s’apercevoir, au milieu de l’été, d’une anomalie : Ankara ne reconnaît pas un des Etats membres de l’UE, en l’occurrence la République de Chypre. Jamais dans l’histoire de l’Europe et de ses candidats à l’adhésion, une telle situation ne s’était produite.
Le réveil français était un peu tardif. Il est vrai que la Turquie avait aggravé son cas au moment où elle étendait enfin l’union douanière aux dix nouveaux pays membres, donc à Chypre. Non seulement elle a refusé que cet accord s’étende aux services au nom de quoi elle refuse d’accueillir les avions et les navires chypriotes , mais elle a bien pris soin de préciser que le texte ne valait pas reconnaissance de la République de Chypre. Cette déclaration a mis en péril l’ouverture des négociations avant que la France, la Grèce et Chypre ne reculent devant une nouvelle crise européenne.
La solution de la question chypriote est renvoyée à des jours meilleurs. L’île est partagée depuis 1974 entre la République de Chypre (grecque), seule reconnue par la communauté internationale, et le nord de Chypre (turc), où stationnent quelque 30 000 soldats turcs et dont le gouvernement est seulement reconnu par la Turquie. L’Organisation des Nations unies (ONU) et la Commission de Bruxelles se sont efforcées de trouver un règlement qui mette fin à la division, avant l’entrée de la République de Chypre dans l’UE. Elles ont échoué, de même qu’avaient été vaines toutes les tentatives précédentes.
La nouveauté, c’est que les responsables de l’échec ont changé de camp. Pendant des années, les Chypriotes turcs, sous la direction de Rauf Denktash, avaient bloqué toute solution. Au référendum d’avril 2004, les fronts se sont inversés. Les Chypriotes turcs, avides de profiter des bienfaits de l’Union européenne, ont voté en majorité pour le plan Annan ; les Chypriotes grecs l’ont rejeté parce qu’il leur paraissait soit impraticable, soit trop favorable à la partie turque.
Il est vrai que la solution de la question chypriote relève de la quadrature du cercle. Une enquête menée, au printemps, parmi les Chypriotes grecs et les Chypriotes turcs a été publiée par le journal d’Athènes Kathimerini ainsi que par les quotidiens chypriote grec Politis et chypriote turc Kibris. Elle montre que les deux parties poursuivent le même objectif la réunification de l’île mais pour des raisons opposées et par des moyens différents.
Les Chypriotes grecs veulent une République de Chypre unie et souveraine, le retour des réfugiés dans leurs lieux de résidence d’avant la guerre de 1974 et la fin de l’occupation turque dans le nord de l’île. Les Chypriotes turcs veulent une autonomie administrative dans un Etat fédéral et la fin de leur isolement politique et économique. Ils ont cependant une priorité en commun : la sécurité, afin d’empêcher une nouvelle guerre. Mais les premiers considèrent que la sécurité de Chypre exige le départ des troupes turques, voire l’entrée de l’île dans l’OTAN, alors que les seconds comptent pour l’instant sur les soldats d’Ankara.
Pourtant, depuis qu’à Pâques 2003, la « ligne verte », qui séparait hermétiquement les deux parties de Chypre, s’est ouverte, permettant aux habitants des deux côtés de se rendre chez leurs voisins pour la première fois après trois décennies de séparation, les mentalités ont évolué. Les Chypriotes turcs se sont démocratiquement débarrassés de Rauf Denktash pour le remplacer par un président, Ali Talat, plus tourné vers l’Europe que vers l’establishment militaire de Turquie. Les Chypriotes grecs, malgré le non au référendum, paraissent plus disposés à prendre en considération les aspirations de leurs frères ennemis.
Les enquêtes d’opinion livrent quelques pistes de réflexion. A propos de la sécurité, par exemple, Chypriotes grecs et turcs seraient d’accord pour qu’elle soit assurée par une force euro-chypriote, c’est-à-dire par des soldats venant des pays de l’Union et par des soldats chypriotes grecs et chypriotes turcs, formés en Europe. La Turquie n’aurait le droit d’intervenir qu’en cas d’extrême urgence. Cette formule maintiendrait la garantie de la Turquie pour les Chypriotes turcs tout en les libérant d’une tutelle qu’ils trouvent eux-mêmes pesante.
Des deux côtés, une majorité se dégage pour que les réfugiés puissent retourner dans leur village, mais dans des propriétés différentes de celles qu’ils occupaient avant la guerre, quand celles-ci ont été squattées. Tout le monde devrait avoir le droit de s’installer n’importe où sur l’île, mais Turcs et Grecs voteraient séparément. Enfin, seuls auraient la nationalité chypriote les enfants nés à Chypre ; leurs parents il s’agit des colons installés par Ankara depuis 1974 recevraient des permis de séjour permanents.
La question chypriote suppose, pour être résolue, une dose de bonne volonté politique qui n’a pas toujours été au rendez-vous, dans un camp comme dans l’autre, et surtout dans les deux camps en même temps. En attendant, elle pèsera constamment sur les négociations, déjà très compliquées, entre l’UE et la Turquie.
Daniel Vernet
28.09.05