Logo de Turquie Européenne
Accueil > Revue de presse > Archives 2005 > 05 - Articles de mai 2005 > EXILÉS NON LOIN D’ISTANBUL - Princes et princesses, sans oublier (...)

EXILÉS NON LOIN D’ISTANBUL - Princes et princesses, sans oublier Trotski

jeudi 12 mai 2005, par Kostas G. Tsapogas

Courrier International

Bien des personnages ont vécu dans ces îles des Princes toutes proches du détroit du Bosphore. Un journaliste grec y est retourné à la recherche d’un parfum d’hellénité.
Idéalement situées entre la mer de Marmara et le Bosphore, à quelques kilomètres de Constantinople, les îles des Princes semblent monter la garde de toute éternité.

Mais pour la belle Aglaïa, le trajet qui sépare son archipel de la grande ville cosmopolite d’Istanbul se mesure autrement : pour elle, les îles des Princes sont à six cigarettes et quatre verres de thé de distance. Aglaïa n’est pas le vrai prénom de cette jeune Stambouliote qui nous accompagne dans notre traversée. Mais nous avons cependant décidé de l’appeler ainsi parce que son visage nous rappelait celui de la douce épouse de Karagiozis, le Guignol grec. Nous aurions d’ailleurs dû l’appeler Aïché, car c’est après tout le nom que les Turcs ont donné à Aglaïa, comme Karagioz [œil noir] est devenu celui de notre Karagiozis national. Ses traits sont tout à la fois européens et anatoliens, un peu comme si les deux rives du Bosphore, l’occidentale et l’asiatique, étaient parvenues à se mêler en elle. Deux rives qu’elle traverse quotidiennement à bord du vapur, le petit bateau à vapeur piloté par son mari.
De la jetée d’Eminönü, à Istanbul, jusqu’à la première île, Proti, Aglaïa (Aïché) contemple la mer de Marmara, un verre de thé dans une main, une cigarette dans l’autre, et ne semble pas s’en lasser.

Pour elle, cette traversée n’est pas un simple aller-retour journalier, il s’agit plutôt d’un rituel. Tous les jours, elle descend du centre-ville historique d’Istanbul pour rejoindre la gare de Sirkeci, tout près du pont de Galata. De la gare, ancien terminus de l’Orient Express, à la jetée, Aglaïa marche lentement puis attend sagement les autres passagers avant d’embarquer à son tour, direction le sud. Ces îles des Princes, Kizil Antalar [îles rouges] en turc, les Stambouliotes les appellent aujourd’hui avec familiarité Antalar, c’est-à-dire “les îles”. Un usage peut-être repris des Grecs, qui, lorsqu’ils peuplaient Constantinople, avaient donné à l’archipel un nom de même signification, Ta Nisia. Elles sont neuf, posées sur la mer de Marmara, près de la côte asiatique d’Istanbul et, de ces neuf joyaux, quatre seulement sont habités. Si la foule les envahit en plein été, c’est à la fin du printemps ou au tout début de la saison estivale qu’il faut avoir le privilège de les découvrir. Cette période qui s’étale de fin mai à début juillet est aussi la saison préférée du capitaine de notre vapur. La chaleur n’est pas encore écrasante, la mer est calme, les fleurs vivement colorées distillent un parfum envoûtant et les ruelles tortueuses sont presque désertes.

A l’époque de l’Empire byzantin, de nombreux monastères ont été construits dans cet archipel géographiquement idéal car il cumulait isolement et proximité avec la capitale. Petit à petit, ces édifices strictement religieux se sont transformés en prisons pour exilés de marque. On avait en effet pris l’habitude d’y envoyer les princes et princesses de sang que les monarques byzantins, prudents et jaloux de leur pouvoir, ne voulaient pas voir rôder autour du trône. C’est cette habitude - dit-on - qui a laissé son nom grec à l’archipel : Prinkiponisia [les îles des princes]. On raconte que ces jeunes princes promis à l’exil préféraient se crever eux-mêmes les yeux avant d’être déportés tant ils étaient terrorisés par ce qui les attendait là-bas. Car de ces îles on ne revenait jamais et les rumeurs les plus terrifiantes circulaient à la cour sur les tortures qui y étaient pratiquées. Plus tard, à l’époque ottomane, cette tradition cruelle allait perdurer : certains hauts dignitaires ottomans en disgrâce étaient tout simplement abandonnés sur Oxia. C’est aussi sur cet îlot inhabité que l’on a déporté, en 1910, les chiens errants de la capitale. Les Stambouliotes se souviennent encore de leurs aboiements déchirants et de ceux qui, plus forts que les autres, parvenaient à s’échapper à la nage.

Avant le vapur, il fallait compter trois heures de caïque pour se rendre sur les îles depuis la Corne d’Or. Ce n’est qu’au milieu du XIXe siècle que les premières lignes de ferry à vapeur, créées par une compagnie britannique, ont commencé à assurer des liaisons régulières. La fréquentation de certaines îles devint alors une véritable mode et la singularité de celles-là attira les plus grosses fortunes de la capitale en mal de villégiature. Entrepreneurs grecs ou arméniens et notables ottomans se firent ainsi construire de somptueuses résidences d’été en bois - le plus beau, dit-on, venait des forêts roumaines - avec leurs fenêtres à encorbellement, leurs portiques ombragés et leurs graciles colonnades. Pour les toits, on faisait venir les tuiles de Marseille et l’on avait coutume de les surcharger de clochetons ou de tourelles. Ces demeures se dressent encore aujourd’hui dans le nord de l’île de Büyükada (la grande île, Prinkipo en grec), au milieu d’immenses jardins qui viennent mourir dans la mer. Quelques-unes appartiennent toujours aux familles arméniennes qui les ont construites il y a plus d’un siècle. Les Kuyumcuyan, par exemple, possèdent encore la leur. Jadis joailliers de la Sublime Porte, reconvertis dans l’industrie, ils possèdent une villa qui dispose de son propre débarcadère avec ascenseur. On peut parfois apercevoir Ara, le patriarche nonagénaire du clan, accoster dans un magnifique bateau amoureusement entretenu et qui fut celui de Franz von Papen lorsque ce dernier était ambassadeur de Hitler en Turquie, de 1939 à 1944. Au beau milieu de l’île s’élève toujours l’orphelinat grec, aujourd’hui à l’abandon et considéré comme le plus grand bâtiment en bois d’Europe. A l’origine, c’était un hôtel, construit en 1898 par Alexandre Vallaury, architecte d’origine française et inventeur du style néo-ottoman.
Mais historiquement, les Grecs et les Arméniens se sont surtout installés sur l’île d’Halki, aujourd’hui Heybeliada, la deuxième en importance. Réputée pour la couleur bronze de ses terres (son nom grec en dérive, puisque bronze en turc se dit halki), elle allie une qualité de vie incomparable et une beauté époustouflante. Jusqu’en 1956, il y avait encore cent cinquante mille Grecs sur Halki. Une série d’émeutes les en ont chassés. Tous sont partis en Grèce et aucun n’est jamais revenu sur l’île.

Mais l’archipel a connu d’autres aventures. Pendant l’entre-deux-guerres, la grande île de Prinkipo est devenue un lieu de villégiature privilégié pour Occidentaux en mal d’exotisme. D’autres y trouvaient un havre de paix sur la route de l’exil. C’est le cas de Trotski, qui a vécu à Prinkipo, dans la maison de Triantafylidi-Sevastopoulou, au 42 de la rue Nisam, de 1929 à 1933. En 1932, il y a même rédigé sa fameuse “Lettre de Prinkipo” sur la Révolution d’octobre.

Aujourd’hui, les Stambouliotes aisés se sont réapproprié ces neuf îles paradisiaques. On y trouve toujours des Grecs, mais en petit nombre. Leur présence est toutefois suffisamment visible pour qu’il ne soit pas rare de capter une conversation en grec ou d’entendre siffloter un petit air du pays. Si vous posez la question à Antigone (aujourd’hui Burgaz Ada), les habitants vous indiqueront gentiment la maison de barba Giannis, le “vieux Yannis”, qui ne demande qu’à engager la conversation, assis devant le restaurant qui porte son nom près de l’embarcadère. Il y a aussi Hussein, le boulanger, qui tous les matins salue ses clients d’un sonore “kalimera” [“bonjour” en grec]. Hussein a une spécialité : accueillir les touristes grecs qui se rendent pour la première fois dans son île avec un simit, un petit pain au sésame typiquement turc, pour ceux qui auraient faim après la traversée en bateau. Une traversée en barque qui s’arrête à droite de Sarayburnu, la “pointe du palais”, là où le Bosphore offre une vue imprenable sur la vieille ville de Constantinople, depuis les murs du palais de Topkapi jusqu’à Sainte-Sophie et la mosquée Bleue.

Virage à tribord : Aglaïa porte son regard sur la tour de Léandre, à l’entrée du Bosphore, “là où a été tourné Le monde ne suffit pas, le James Bond avec Sophie Marceau”, comme disent les touristes. Puis le bateau longe la côte asiatique en passant devant l’impressionnante gare de chemin de fer de Hardarpasa, une merveille héritée de l’Empire ottoman lorsque le Moyen-Orient était relié par chemin de fer au centre d’Istanbul.

Aglaïa (Aïché) en est encore à un verre de thé et deux cigarettes alors que l’île de Proti pointe son nez. Son nom grec indique qu’elle est effectivement toujours la première à apparaître (i proti, “la première”). Les Turcs pour leur part en ont fait l’île du henné, Kinali Ada, pour la couleur mordorée de ses falaises. Visibles de loin et comme plantées sans grâce dans l’échine de la petite île, les énormes antennes de téléphonie mobile et les relais télé gâchent un peu le paysage. Mais de plus près, à tout juste quarante-cinq minutes en vapur du centre d’Istanbul, la petite île retrouve tout son charme et sa placidité. On comprend mieux qu’elle soit devenue aujourd’hui si fréquentée par les Stambouliotes en goguette. Est-ce à dire que l’âme grecque a totalement disparu de ces rivages ? Pas complètement et, pour s’en convaincre, il reste l’île Antigone (Burgaz Ada). L’église orthodoxe de Saint-Jean-Prodromos [le Précurseur] surplombe toujours le petit îlot, même si, aujourd’hui, le village d’Antigone est principalement habité par des Arméniens et des Assyriens. Ils représentent les deux tiers de la population de l’île, qui est, de loin, la plus démunie de l’archipel. Depuis Antigone, on peut apercevoir Halki et ses deux collines, située à quelques centaines de mètres de distance. De ce côté-ci, on distingue le sommet de la colline de gauche où se trouve encore l’école de théologie d’Halki, abritée par l’église Saint-Georges. L’île entière a été désignée par l’UNESCO “île de la paix et de l’amitié”. Cette école théologique très ancienne est rattachée au patriarcat œcuménique d’Istanbul, l’unes des plus importantes autorités orthodoxes au monde.

La dernière étape de notre périple passe par Prinkipo, l’île la plus grande et la plus peuplée de l’archipel des Princes. La population de l’île, 6 500 habitants, gonfle jusqu’à atteindre 40 000 résidents en été. Ici comme dans tout l’archipel, il est interdit de circuler en voiture. Le bateau et la douce Aglaïa s’étant éloignés, une quatrième ou cinquième cigarette dans une main et un verre de thé dans l’autre, nous avons choisi de faire le tour de l’île en calèche.

Notre cocher est un jeune homme de 18 ans à peine, tout fier de nous conduire par les chemins creux de son île, qui traversent des pinèdes et longent des criques, des villas somptueuses. Le bruit des chevaux et des calèches vient ajouter à notre dépaysement. Soudain, nous sommes transportés dans la Grèce des années 1960 : quatre jeunes filles en tablier bleu marchent vers nous et se bousculent en riant. Notre jeune cocher s’arrête et d’un signe de la tête indique à sa sŒur et à ses amies de monter avec nous. Elles se sont assises à nos côtés à une vitesse incroyable, sans dire un seul mot ou montrer la moindre émotion. La jeune fille aux grands yeux noirs s’est assise près de son frère en se retournant souvent pour nous regarder. Arrivées près de la maison familiale, au sommet de la colline, les jeunes filles ont enjambé avec grâce la calèche et se sont éloignées pendant que le frère apostrophait sa sœur. Nous les avons timidement saluées et avons continué notre route.

Télécharger au format PDFTélécharger le texte de l'article au format PDF

SPIP | squelette | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0