Bernard Guetta
C’est une fascinante leçon de choses. Ce fut comme une répétition générale de ce que sera ce siècle, monde où les “ « grands” » d’aujourd’hui devront compter avec des “ « petits” » qui n’avaient jamais eu voix au chapitre et font, maintenant, irruption sur la scène politique. Tout était prêt. Après des mois de marchandages, les grandes puissances de l’après-guerre, celles qui s’étaient adjugé les sièges de membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU et un droit de veto sur ses résolutions, étaient parvenues à se mettre d’accord sur un projet de nouvelles sanctions économiques contre l’Iran. La France avait mis de l’eau dans son vin. La Grande-Bretagne avait joué les intermédiaires entre les deux rives de l’Atlantique. Les Etats-Unis, surtout, y avaient travaillé dur, cernant les obstacles.
Barack Obama avait commencé par renoncer à l’intégration de l’Ukraine et de la Géorgie dans l’Otan puis au déploiement d’un système antimissile en Europe centrale. Il avait éliminé toutes les tensions que son prédécesseur avait créées avec Moscou et s’était, ensuite, tourné vers la Chine, soufflant le chaud et le froid pour obtenir son feu vert, alors même qu’elle a besoin du pétrole iranien et n’aime pas ces sanctions internationales auxquelles elle pourrait, un jour, se trouver en butte.
La Chine n’avait pas voulu s’isoler en devenant le protecteur de l’Iran. C’était plié et voilà, soudain, que le Brésil et la Turquie, deux puissances émergentes, battantes, sûres d’elles-mêmes mais très loin d’avoir le poids de treize cent millions de Chinois, barrent la route des cinq maîtres du monde. Le président brésilien et le Premier ministre turc se rendent à Téhéran. Ils y ressuscitent, il y a dix jours, le compromis que ce régime avait accepté puis refusé il y a six mois. L’Iran accepte, à nouveau, d’échanger 1 200 kilos de son uranium faiblement enrichi contre un uranium conditionné à des fins exclusivement civiles et les dirigeants turc et brésilien, triomphants, annoncent aux grands que leurs sanctions n’ont plus d’objet.
En privé, les diplomates occidentaux n’arrivent pas à cacher leur fureur. Depuis octobre, l’Iran a accéléré ses activités d’enrichissement. Ces 1 200 kilos ne représentent plus la quasi-totalité de son stock mais sa moitié seulement. Il n’y a plus, là, d’assurance que le régime iranien suspende sa marche vers la bombe et, autrement plus grave que ce moment d’une crise, un Turc et un Brésilien viennent de quitter la table des enfants pour s’installer à celle des parents, de rompre, en un mot, un monopole auquel les 5 sont tous également attachés.
Longtemps, seules les puissances européennes avaient pesé dans le monde. Depuis la Renaissance, elles se l’étaient partagé, s’y projetant et découpant leurs empires avant qu’une de leurs anciennes colonies, les Etats-Unis d’Amérique, ne leur ravisse la première place en profitant de leur épuisement fratricide. A ces siècles européens avait succédé le temps de l’Occident, soudé par la menace soviétique, ce bref instant de bipolarité dont la fin avait moins été l’effondrement de l’URSS que le réveil de la Chine.
Devenu l’usine du monde et le banquier de l’Amérique, le plus peuplé des pays de la terre avait contraint les Occidentaux et les Russes à le prendre en compte mais là ! Le Brésil ? La Turquie ? Des troisièmes couteaux qui se prennent pour des acteurs de la scène internationale, non plus seulement économique mais diplomatique aussi ? Chine comprise, les 5 le digèrent d’autant moins qu’un rapport de force les condamne à la prudence.
Le Brésil et la Turquie siègent actuellement au Conseil de sécurité comme membres non-permanents. Ils y sont très écoutés et sont devenus, en tout état de cause, tellement incontournables que les Etats-Unis cajolent la Turquie, seul Etat proche-oriental membre de l’Otan, et que la France a fait du Brésil un interlocuteur privilégié sur lequel elle veut s’appuyer pour consolider sa position dans l’arène internationale. Pas question, donc, d’aller les moquer et les dénoncer en public alors même que, rage suprême, la fausse concession que Téhéran leur avait faite prouvait à quel point le régime iranien craint ces sanctions que sa crise interne rendra particulièrement douloureuses.
Trente-six heures durant, on a vu flotter les 5, abasourdis d’avoir perdu la main, mais ils ont pointé la liste des non-permanents et retrouvé leur calme. Il leur restait assez d’obligés et de clients pour faire adopter leur résolution qu’ils ont aussitôt présentée et à laquelle ils ne renonceront qu’en échange de vraies assurances iraniennes. Les grandes puissances n’étaient pas, déjà, détrônées mais cette semaine eut un fort parfum de 1905, le grand chamboulement qui avait précédé Octobre.