Sophie Shihab, Istanbul, correspondance
Politique intérieure, géostratégie : quelles sont les raisons du virage diplomatique d’Ankara ? Les Etats-Unis sont-ils en train de perdre un allié historique ?
S’il est une question qui a le don, ces jours-ci, d’irriter les Turcs, c’est bien celle qui est à nouveau posée à l’étranger à la suite des crises, touchant à Israël et à l’Iran, qui viennent d’opposer Ankara à ses alliés traditionnels : « Le pilier turc de l’OTAN lâche-t-il Washington et Bruxelles pour Damas et Téhéran ? Verse-t-il dans l’islamisme ? »
Les dirigeants turcs, issus d’un parti islamiste, s’en indignent. Convertis aux « valeurs universelles » et forts de leurs succès électoraux depuis 2002, ils réfutent tout changement de cap en politique étrangère, rappelant qu’ils ont su, contrairement à leurs prédécesseurs kémalistes, accélérer les réformes en vue d’une adhésion à l’Union européenne (UE). Ils réaffirment aujourd’hui – à leurs interlocuteurs européens du moins -, que cette adhésion, un processus pourtant proche du coma, « reste leur priorité ».
Le soutien du gouvernement turc à la flottille pour Gaza
Expliquant une telle constance, étonnante au vu des refus franco-allemands, des crises en Europe et du poids croissant de l’Asie, le chroniqueur vedette turc Mehmet Ali Birand assure que ces dirigeants » savent parfaitement qu’il ne sert à rien de se détourner de l’Ouest vers l’Est, car les Arabes et autres musulmans ne seraient plus attirés par une Turquie non candidate à l’Union européenne, qui crierait, hurlerait, aurait une économie faible et serait contrôlée par un islam radical « .
Pour autant, le premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, reste adepte des discours forts, et ose dénoncer ses détracteurs comme » agents d’une propagande mal intentionnée » venant de Tel-Aviv. Car Israël, après avoir été largement condamné pour son raid meurtrier, le 31 mai, contre le Mavi-Marmara, le navire turc en route pour Gaza, a bénéficié d’une contre-attaque médiatique, accusant le régime d’Ankara de s’être » allié aux terroristes du Hamas « .
Les craintes des Occidentaux
Le soutien du gouvernement turc à l’IHH, l’ONG islamiste coorganisatrice de la flottille pour Gaza, fait peu de doutes – en tout cas pas chez d’anciens militants tchétchènes qui la disent sous la coupe des services turcs. Mais M. Erdogan ne cache pas qu’il espère attirer le Hamas dans le jeu politique, rappelant que Yasser Arafat fut aussi qualifié de terroriste avant de recevoir le prix Nobel de la paix…
Dix jours après l’affaire de l’assaut de l’armée israélienne contre la flottille, le » non » de la Turquie à de nouvelles sanctions de l’Organisation des Nations unies (ONU) contre l’Iran, a renforcé les craintes des Occidentaux d’avoir perdu un allié précieux – en Irak, Afghanistan et ailleurs. M. Erdogan, lui, affirme que seuls s’inquiètent ceux qui sont » incapables de comprendre le nouveau rôle de la Turquie, et sa politique étrangère multidirectionnelle" .
Une diplomatie décomplexée
Car s’il n’y a pas changement d’axe – » il faudrait d’abord que cet axe existe « , disent ceux qui connaissent les problèmes de l’UE et de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) -, il y a une nouvelle diplomatie turque : décomplexée, néo-non-alignée, voire » gaullienne « . Elle est le fruit de la fin du rideau de fer, qui isolait aussi la Turquie de ses voisins, comme de la démocratisation et de l’économie de marché qui gagnent ce pays, aux dépens de la tutelle de l’armée.
En 2003 déjà, le Parlement turc avait dit non au passage des troupes américaines vers l’Irak, entraînant une longue crise avec les Etats-Unis, alors que l’AKP, le parti qui venait d’arriver au pouvoir, n’y était pour rien. Il a su la surmonter, et tente de faire pareil auprès de Washington avec la crise actuelle.
Mais sans renier ses choix, désormais définis par l’hyperactif ministre des affaires étrangères, Ahmet Davutoglu : d’abord, développer une zone de » stabilité et de coopération avec tous les voisins « , donc Syrie et Iran compris. M. Davutoglu ose une diplomatie » Sud-Sud » sur le dossier brûlant de l’Iran. Mais il assure l’avoir fait avec les encouragements de Washington. Rabroué, traité de naïf, il persiste à coopérer avec l’Occident, contrairement aux pratiques passées des non-alignés.
Les intérêts vitaux d’Ankara
Le président, Abdullah Gül, a d’ailleurs reconnu le bien-fondé des réserves occidentales sur l’accord irano-turco-brésilien, en déclarant au Monde qu’il » n’est pas la solution du problème, mais un pas pour établir la confiance » et maintenir la voie des négociations. Non pas par sympathie pour l’Iran, » rival historique des Turcs « , rappelle l’expert Ali Kazancigil, mais parce qu’il en va de ses intérêts vitaux : la Turquie serait en première ligne en cas de guerre contre l’Iran, et coupée de son second fournisseur de gaz, après la Russie.
Le rapprochement d’Ankara avec cet autre ennemi historique qu’est Moscou est également dicté par son hyperdépendance envers le gaz russe. » On ne peut pas accuser l’AKP d’avoir cédé, dans ce cas, à ses penchants musulmans… « , remarque le politologue Soli Ozel, de l’université Bilgi. Pour lui, » même si on peut discerner un fond d’idéologie dans la politique actuelle de la Turquie quand il s’agit d’Israël, son implication croissante dans les affaires régionales est avant tout dictée par ses intérêts, et doit être considérée comme telle « .
En témoigne le nombre d’hommes d’affaires embarqués dans les voyages officiels. M. Davutoglu a visité une centaine de pays en un an, jusqu’en Asie, Afrique et Amérique du Sud – zones nouvelles pour les Turcs, où seuls les ont précédés les enseignants du mouvement de Fethullah Gülen, actif en Turquie comme à l’étranger.
Tiraillements au sein du gouvernement
Ce musulman modéré, ami des Etats-Unis où il réside, a surpris les Turcs en critiquant l’action de l’IHH. Ces réserves, venant d’un homme influent depuis son exil, ont contribué à apaiser la rue, en mettant aussi au jour les tiraillements au sein du gouvernement. Cela, alors qu’en Turquie aussi on commençait à s’inquiéter ouvertement des risques de dérapages dus à la rhétorique de M. Erdogan, et à dire que la question kurde était sans doute plus urgente pour lui que Gaza.
Alors, » où va la Turquie ? » Tout dépend des élections à venir, en 2011 – si elles ne sont pas avancées à cet automne. Le premier ministre, pour la première fois menacé, pourrait être tenté par la surenchère. Mais un éventuel nouveau gouvernement serait certainement plus nationaliste encore, à défaut d’être islamique. Ce qui, de l’avis des meilleurs observateurs, représente un plus grand danger.
» Il est donc plus que temps de cesser de se demander où va la Turquie, pour s’engager avec elle, car le temps où l’on pouvait ignorer les acteurs émergents est fini « , prévient un diplomate européen.