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A droite comme à gauche, qu’on l’écrive ou qu’on le dise, il y a une chose qui ne cesse de se répéter ces derniers temps en Turquie : pour faire court, on dit que certaines personnes « insultent et calomnient la nation. » Ceux qui répètent ce motif à l’envi s’empressent d’ajouter avec force refrains menaçants qu’il n’est pas question de se laisser insulter, qu’il n’est pas question d’en donner le droit à quiconque. Et au fil de ces prises de position voit-on la question suivante pointer le bout de son nez : « notre peuple est-il si méchant que cela ? » ; question du genre de celles qui contiennent déjà leur réponse.
Je peux comprendre que parmi ceux qui prononcent de tels discours il y en ait qui croient sincèrement à ce qu’ils disent. Il en est d’autres qui eux s’expriment ainsi avec un certain sens tactique. Il est d’ailleurs très clair que ceux qui incitent au meurtre ou au lynchage sur la base du « puisqu’ils insultent la nation, celle-ci détient le droit de les punir » profitent de cette situation dans le cadre de leur stratégie globale.
Qui sait combien de fois je l’ai déjà dit mais je le répèterai encore. En ce qui me concerne, je ne peux pas qualifier d’un seul attribut d’immenses concepts comme ceux de nation ou de société, parce que je ne crois pas qu’une telle démarche soit valable et recevable. « Les Turcs sont bons, les grecs sont mauvais », ou bien l’inverse sont des propositions qui n’ont aucun sens. Je n’ai aucun doute au sujet du génocide commis en Allemagne. Les responsables d’une tel acte me dégoûtent profondément. Mais je ne peux pas étendre ce dégoût à l’ensemble des Allemands, parce que ce serait commettre une grave erreur. D’autant qu’après que ce génocide, des millions d’Allemands s’y sont individuellement confrontés, ont évalué leur propre responsabilité et se sont posé la question de leur identité sous des formes qui, la plupart du temps, ont forcé l’admiration.
Je ne pense pas qu’il soit au monde un seul peuple, une seule société meilleure ou pire que les autres. Sous cet aspect, je ne pense pas non plus qu’il existe un groupe humain qui n’ait pas commis de faute. Peut-être y en a-t-il qui en ont été « empêchées ».
Mais oui bien évidemment dans les histoires, les passés de tous ces peuples, les pages sombres sont légions. Si un peuple a pu gagner en force et influence sur les autres, il n’a généralement pu y parvenir qu’au prix de la multiplication de ces pages sombres. Le fait qui sert de motif à une mise en accusation correspond généralement à un fait suscité par une position de dominance : et donc, à la conséquence d’une situation que certains conçoivent comme une « fierté nationale ».
Mais si vous souhaitez vraiment vivre cette « fierté », vous ne devez pas faire semblant de ne pas voir l’autre face de la médaille. Ne vivre qu’en se vantant n’est pas un comportement d’adulte. Si vous faites preuve de la meilleure volonté qui soit pour accepter et contribuer à la réparation d’une faute qu’on considère comme « honteuse », alors vous sortez du domaine de la honte et vous passez même à celui de la vertu.
Et bien évidemment que l’on rencontre ce genre d’évènements dans l’histoire de la Turquie et des Turcs. Et même en nombre.
Je ne veux pas remonter jusqu’à une histoire ancienne. Surtout qu’une fois remontés en ces périodes lointaines, il n’est plus personne pour regarder quiconque de travers.
Je considère plus volontiers la période de modernisation et les fautes commises au nom de cette modernisation même. Et ici c’est la question de savoir qui et avec quels moyens a réalisé cette action modernisatrice qui gagne en importance. Et si faute il y a, alors elle n’est pas attribuable aux multitudes inclassables et indéfinissables que sont les « peuples » mais bien aux auteurs d’un tel processus.
J’affirme moi que « notre histoire contient de telles fautes ». Et j’ajouterai que « si vous avez des doutes, contentez-vous de regarder autour de vous. »
Ne sommes-nous pas confrontés à des gens qui interviennent violemment ici ou là, à des personnes qui crient la rage aux dents ... ? Il y a peu encore les massacres de Corum et de Maras (1978, ndlr), l’incendie de l’hôtel de Sivas (1993, ndlr).
Et ceux qui ont planifié, organisé et poussé à tout cela... Nous y avons toujours été confrontés. Le problème étant que nous n’avons pas pu être en mesure de les empêcher. Et sa cause directe, notre habitude de taire la faute plutôt que de chercher à s’y confronter.
© Radikal, le 24/12/2005