Pourquoi sommes-nous en train de juger Orhan Pamuk ? Pour une raison toute simple : parce qu’il a usé de sa liberté d’expression. J’ai été jugé une fois selon l’article 159 de l’ancien Code pénal et j’ai été relaxé. Je n’ai pas encore tâté de l’article 301 du nouveau code et j’espère bien qu’il n’en sera rien.
Mon opinion n’a pas changé depuis : il est nul besoin de dispositions prévoyant des peines de prison pour préserver l’Etat, sa Justice et ses forces de sécurité de possibles « insultes ».
Si une personne injurie ou diffame une autre personne qui cherche à se protéger par l’article 301 ou anciennement le 159, le lieu d’une telle procédure n’est pas une cour pénale mais un tribunal civil. Ce genre de procès n’a pas besoin d’être public ni d’être conduit par un procureur : la personne ou l’institution estimant être victime d’injure ou de diffamation entame une procédure en indemnisation / diffamation. Point à la ligne.
Dans le procès d’Orhan Pamuk, il existe au moins une personne estimant avoir été victime de diffamation et qui, pour cette raison a porté plainte auprès du ministère public : c’est l’écrivain et journaliste Altemur Kiliç. Il a souhaité lors de la session d’hier se constituer en partie civile contre Orhan Pamuk. Nous aurions pu souhaiter qu’il lance directement une procédure contre Pamuk : encore aurait-il fallu qu’il en eût la possibilité, ou plus exactement qu’il n’existât pas d’alternative à cette possibilité.
A ce moment, personne n’aurait accusé la Turquie de porter atteinte à la liberté d’expression ; et l’Etat ne serait pas apparu dans une posture où il menace la liberté d’un écrivain exprimant des opinions n’incitant pas et ne contenant pas de la violence.
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Il nous appartient d’apprendre, d’assimiler certaines choses. En tête desquelles vient la liberté d’expression.
Quelqu’un exposera librement ses idées, et nous, toute divergentes soient-elles des nôtres, nous accepterons que ces idées soient exposées. Nous nous résoudrons à ne plus battre, tuer ou envoyer en prison le porteur d’idées différentes. Si nous n’aimons pas ces idées, nous les combattrons en avançant nos propres idées. Et non pas d’une autre façon.
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Cela fait des années que j’écris sur ces thèmes : j’ai critiqué les limites posées à la liberté d’expression dans tous les procès qui ont concerné de telles affaires y compris celui au terme duquel le premier ministre Recep Tayyip Erdogan a été envoyé en prison. Moi-même ai-je été à maintes reprises jugé sur la base d’articles du Code pénal ou de la Loi de Lutte contre le Terrorisme portant atteinte à la liberté d’expression.
Aujourd’hui lorsque je me retourne vers le passé, je mesure combien la distance parcourue en une décennie sur ce thème de la liberté d’expression est à peine croyable. Dix ans plus tôt, nous luttions pour la libération de centaines de personnes traînées en prison et pour la modification de l’article 8 de la Loi de Lutte contre le Terrorisme (amendé au printemps 2003 dans le cadre d’un paquet de réformes adopté dans le sens d’une mise en conformité du droit turc avec les critères de Copenhague exigés par l’UE comme préalable au lancement des négociations d’adhésion, ndlr).
A cette époque il y avait des personnes incarcérées depuis des années pour avoir défendu leurs opinions. Par exemple, Ismaïl Besikçi.
Aujourd’hui réjouissons d’avoir devant nous deux procès symboliques : celui d’Orhan Pamuk et de Hrant Dink.
Mais d’un autre côté, après tant de chemin parcouru, après tant de difficultés, le fait d’avoir encore à affronter des problèmes similaires nous afflige profondément.
© Radikal 17-12-2005