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Casseurs contre bobos à Istanbul

vendredi 1er octobre 2010, par Pierre Vanrie

Deux galeries d’art ont été saccagées la semaine dernière, lors d’un vernissage, et les invités qui consommaient de l’alcool dans la rue ont été violemment agressés. S’agit-il de tensions politiques entre « conservateurs musulmans » et « progressistes laïcs » ou d’un conflit sociologique entre une population modeste et des « bourgeois bohèmes » ?

Ece Temelkuran, romancière et éditorialiste au quotidien Habertürk, estime que « cet événement illustre le fait qu’Istanbul ressemble de plus en plus à Beyrouth ». « De loin, on ne voit pas les frontières sociologiques qui existent à Istanbul, ce qui permet au visiteur extérieur de nous rabâcher l’éternel discours sur le brassage des cultures. En fait, ces événements ne sont pas nouveaux. J’ai entendu dire que, lors d’une précédente inauguration d’une galerie d’art, des hommes étaient venus dire que l’on ne pouvait pas boire d’alcool à cet endroit. Dans un tout autre contexte, on a pu lire dans la presse ces derniers jours que, pour pouvoir obtenir un logement dans un nouveau complexe d’habitations à Antalya, il fallait remplir les trois conditions suivantes : être laïc, démocrate et kémaliste ! Aujourd’hui, tout cela peut nous faire sourire, mais avec le temps cela va devenir plus sérieux et ces frontières vont se figer encore davantage. »

Amberin Zaman, du même quotidien, décrit le phénomène d’embourgeoisement d’un secteur pauvre qui s’est produit dans le quartier voisin de Galata, où elle vit et « où des bobos sont venus s’installer dans un quartier désaffecté où vivent des immigrants anatoliens et des Gitans, qui eux-mêmes avaient déjà pris la place des Arméniens, des Grecs et des Juifs chassés. Mais, pour tous les habitants de ce quartier, les retombées financières liées à l’afflux de touristes permettent d’atténuer le conflit sociologique latent entre ces deux types de population antagonistes, ce qui n’est pas le cas dans le quartier plus excentré de Tophane, où ces galeries d’art ont été attaquées. »

Gülay Göktürk, de Bugün, privilégie une approche sociologique pour expliquer les événements de Tophane et écrit qu’en 1987 « des casseurs, téléguidés par un chef mafieux local, avaient déjà agressé des jeunes dans le quartier d’Ortaköy, qui était de plus en plus investi par de jeunes intellos branchés. Or, à cette époque, l’AKP n’était pas au pouvoir. » « Pour autant, ajoute-t-elle, ce gouvernement devrait réagir avec encore plus de détermination qu’un autre afin de ne pas laisser penser à ces agresseurs qu’ils sont soutenus par le pouvoir en place. »

« En réalité, c’est tout l’arrondissement de Beyoglu, dont font partie notamment Tophane et Galata, qui connaît une importante métamorphose sociologique », écrit Cengiz Candar dans Radikal. « Le plus fort, c’est que cette évolution, qui va jusqu’à rendre violents les habitants de ces quartiers originaires des provinces de Siirt et de Bitlis (est), est en réalité le fruit d’une politique planifiée et menée par la mairie AKP de Beyoglu ! Le paradoxe réside donc dans le fait de critiquer le parti au pouvoir et de le désigner comme responsable d’une menace vis-à-vis d’un certain mode de vie [bourgeois bohême] alors que c’est précisément ce parti qui, à Istanbul, protège et élargit le cadre de ce fameux ’mode de vie’. »

Selon Taha Akyol, de Milliyet, « ces agressions sont le fruit d’une mentalité de petite ville de province où tout le monde vit de la même façon. Or les grandes villes deviennent inévitablement des ensembles cosmopolites où il n’est plus possible d’imposer un seul mode de vie. Respecter le mode vie des gens venus d’Anatolie est certes une condition au vivre ensemble, mais il ne peut en aucun cas constituer un prétexte pour user de violence. »

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Sources

Source : Courrier International du 27 septembre 2010

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