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Le premier ministre turc a-t-il gagné contre une protestation morale ?

mardi 18 juin 2013, par Vincent Duclert

La question de la réalité de la victoire remportée par le premier ministre Erdoğan durant la nuit du 15 juin à Istanbul, mérite d’être posée. Certes, tout concoure à le déclarer vainqueur d’une épreuve de force sans précédent en Turquie depuis le coup d’État militaire de 1980. Il a mis fin à l’occupation du jardin Gezi, au cœur d’Istanbul, que lui-même, son gouvernement et son parti AKP ont déclarée illégale. Il a permis à la police, usant d’une violence extrême, de blesser et d’arrêter des milliers de contestataires de son pouvoir. Il a galvanisé ses partisans qu’il avait auparavant réunis dans un grand meeting, samedi après-midi à Ankara, promettant la fin des manifestations à Istanbul. Soucieux aussi de la prospérité économique qui constitue, avec la religion, le credo de son pouvoir et de son populisme, Erdoğan s’est employé à montrer le visage du retour au calme, à la loi et à la sécurité dans la grande capitale touristique de Turquie.

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Le premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, le 13 juin à Ankara.

Les projets de caserne ottomane et de centre commercial à la place du jardin Gezi, d’où est parti le mouvement, ne sont pas seulement destinés aux nouvelles couches de la petite bourgeoisie urbaine profitant pleinement des mesures économiques de l’AKP. Ils devaient donner une image rassurante et aseptisée d’une ville souvent jugée sale et anarchique par ses nombreux visiteurs occidentaux.

L’image du dirigeant implacable, déterminé à imposer la légalité après une négociation en trompe-l’œil avec quelques représentants du mouvement d’occupation, a été recherchée, dans l’idée qu’une telle posture replacerait la Turquie dans son statut de pôle de stabilité et de démocratie, devant l’Europe et aux portes de la guerre civile syrienne. « La Turquie est une démocratie de première classe », déclarait ainsi, le 13 juin, le ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoğlu en réponse aux mises en cause des députés européens dénonçant le « recours excessif à la force ».

Des arrestations massives au nom d’un maintien de l’ordre

La proportionnalité du maintien de l’ordre est cependant l’un des critères de la démocratie dans le monde et, sur ce point, la Turquie n’est plus en « première classe ». Tous les témoignages recueillis sur la nuit de terreur que vient de connaître Istanbul convergent. Non seulement le Gezi Parc a été investi et « nettoyé » à l’issue d’un assaut disproportionné, mais de surcroît la police a choisi d’effrayer tous ceux qui, de près ou de loin, se sont solidarisés avec le mouvement.

Les faits sont avérés, notamment sur les réseaux sociaux qui communiquent les informations en temps réel : tirs tendus de grenades lacrymogènes et saturation de l’espace urbains par les gaz, emploi d’acide dans les canons à eau, attaques des équipes médicales et des centres de secours, rafle des médecins et des blessés dans les hôpitaux, persécution des journalistes et destruction des caméras,... Les forces de l’ordre ont procédé à des arrestations massives dont le nombre est actuellement impossible à estimer. Les interpellés sont sous le coup de l’arbitraire policier. Leur libération ne les mettra pas à l’abri de l’arbitraire judiciaire puisqu’ils pourront être poursuivis en vertu de la loi anti-terreur, pour « appartenance à des organisations illégales ».

Le gouvernement a décidé d’élargir le périmètre déjà considérable de cette législation aux manifestants de Taksim et d’autoriser les services secrets à la pratique des arrestations extra-judiciaires. Ajoutée à l’arrivée de la gendarmerie à Istanbul, l’application de la loi anti-terreur placerait de fait la ville en état de siège. La stratégie du pouvoir est donc d’instaurer un climat de peur, que l’on peut qualifier, au vu des événements de la nuit, de terreur. Cette politique de l’intimidation légale caractérise ce gouvernement depuis le « tournant liberticide » de 2010-2011 (Le Monde, 11 novembre 2011). Elle a semblé lui réussir jusque-là.

Des revendications pour la liberté individuelle

Mais le principal enseignement des dix-neuf jours de défi à l’autoritarisme de l’AKP, c’est de constater que la peur a quitté le camp de ses opposants. L’importante documentation accumulée sur le mouvement fédéré par l’occupation du Gezi Parc a montré qu’il n’y avait ni « vandales » ni « terroristes », que les revendications visaient la défense de la liberté individuelle et des libertés publiques, la libre expression dans un pays aux médias de plus en plus contrôlés par l’AKP, le libre choix des comportements privés comme la consommation d’alcool ou l’éducation, le droit à la dignité individuelle et à la pensée critique, etc. Cette fierté retrouvée, notamment de la jeunesse, est intolérable pour le pouvoir islamiste. Au travers de la police, véritable force armée aux mains du gouvernement, ce ne sont pas seulement les occupants du Gezi Parc et de la place Taksim qui ont été frappés. Ce sont tous les quartiers environnants, souvent aisés mais où règnent surtout de la mixité sociale et de la tolérance culturelle, qui ont été punis.

Le gouvernement islamo-conservateur a opté pour la répression massive du mouvement, sa stigmatisation (il s’agirait de forces « venues de l’étranger »), sa criminalisation. C’est une stratégie dont les conséquences pourraient se révéler désastreuses à long terme. Plusieurs raisons le laissent penser. La contestation est maintenant identifiée à des acteurs sociaux, jeunes et éduqués, qui se sont donné, avec un mouvement de protestation fondamentalement moral et civique, les idéaux qui manquaient à une Turquie libérale écrasée sous la puissance de l’idéologie islamo-conservatrice. Une analyse inspirée de Gramsci soulignerait le pouvoir intellectuel conquis par les démocrates du Gezi et leur force de conviction relayée dans une partie de la société. L’ampleur de la répression ajoute une dimension héroïque à cette foi démocratique.

Des actions pénales internationales possibles.

Une autre menace pèse désormais sur le gouvernement Erdogan, celle d’enquêtes internationales indépendantes qui ne vont pas cesser de se multiplier sur les violences policières et que permettent déjà de documenter les nombreux témoignages diffusés sur les réseaux et les plates-formes d’information. La Turquie islamiste ne pourra maintenir indéfiniment le cordon sanitaire qui sépare l’internationalisation de son économie et l’ultra-nationalisme de sa politique.

Déjà le Financial Times rapporte sans concession les violences de cette nuit. Outre le risque d’actions pénales internationales si les faits de répression les plus dramatiques sont avérés (violation de protocoles de la Convention de Genève sur les conflits armés), le gouvernement AKP pourrait se voir identifié à une tyrannie policière exclusive, facteur d’instabilité pour toute la région. L’économie, le tourisme et toute l’ambition diplomatique de la Turquie s’en trouveraient ruinés. Enfin, la haute affirmation de la démocratie dans un pays à majorité musulmane et la résistance à la violence islamiste seront, sans nul doute, dans les prochains jours, sources de nombreuses analyses.

Vincent Duclert, chercheur à l’EHESS (CESPRA) est l’auteur de l’Europe a-t-elle besoin des intellectuels turcs ? (Armand Colin, 2010, traduction turque 2012)

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Sources

Le premier ministre turc a-t-il gagné contre une protestation morale ?
Le Monde.fr - Idées - Par Vincent Duclert - Lundi 17 juin 2013

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