- Tayyip is watching you
- Depuis ces dernières années, le contrôle social mis en place par Erdoğan en Turquie atteint un niveau jamais égalé.
Celui-ci aurait ainsi déclaré : « Nous avons été témoins de cela à Denizli [côte égéenne]. Le manque de foyers étudiants créée toute une série de problèmes. Une jeune étudiante partage par exemple son appartement avec un étudiants. Il n’y a aucune surveillance. Cela est contraire à notre culture conservatrice et démocratique. Nous avons donné des instructions au préfet. Une forme de contrôle sera mise en place d’une manière ou d’une autre. »
Un concert de réactions plus ou moins improvisés à suivi de la part de plusieurs ténors du parti au pouvoir, qui se sont plutôt employés à calmer la politique naissante en arguant que les propos du Premier-ministre avaient été mal interprétés.
Bulent Arınç, vice Premier ministre et porte-parole du gouvernement a déclaré à l’issue du Conseil des Ministres : « L’organisme en charge des foyers et des crédits étudiants [équivalent des CROUS] a construit de magnifiques résidences depuis dix ans que nous sommes au pouvoir. Mais leur nombre est insuffisant. Le Premier-ministre a donné des instructions afin de voir leur nombre augmenté. On a pu dire que le passage des manifestations de rue aux foyers étudiants indisposait les étudiants. Nous n’avons jamais parlé ni envisagé de faire irruption dans les appartements privés où résident des étudiants. La question de savoir qui réside dans les appartements locatifs privés ne nous intéresse pas et n’est pas de notre ressort. »
Mais comme à l’accoutumée, le Premier-ministre persiste et signe, si bien que les propos « fuités » dans la presse apparaissent désormais très clairement comme la première étape d’une offensive médiatique sur la question de la mixité visant à imposer un ordre moral conservateur. Il fait suite à d’innombrable polémiques et signaux tous azimuts sur la question de l’alcool, de la cigarette, de l’avortement, du voile, du mariage etc.
Observez bien l’argumentaire déployé, on y repère plusieurs angles d’attaque caractéristique de la rhétorique politique de l’AKP.
« Depuis 11 ans qu’il est aux affaires est ce que le gouvernement AKP s’est jamais permis d’intervenir dans le mode de vie de qui que ce soit ? A-t-il jamais été question de cela ? Qui pourrait affirmer une chose pareille ? Si quelqu’un dans ce pays a subi l’oppression, ce sont bien les conservateurs et de la manière la plus impitoyable. Ils l’ont subi aussi bien sur la question de l’enseignement que sur celle de la santé, de la justice ou de la sécurité. Nous sommes arrivés là où nous en sommes en subissant constamment cette oppression. Maintenant que cette époque est révolue on s’efforce de provoquer des problèmes et de nous mettre des bâtons dans les roues.
En tant que partie conservateur démocrate, nous sommes garants des enfants que nous confient leurs parents. Nous n’avons jamais toléré et ne tolérerons pas plus que des filles et des garçons logent ensemble dans des foyers d’État. Nous sommes intervenus de manière décidée et poursuivons nos efforts en vue de séparer les étudiants et les étudiantes au sein des foyers. Cela a été couronné de succès dans 75 % des cas. Dans certains endroits il y a des problèmes dans les appartements là où nous n’avons pas su répondre aux besoins en terme de logements étudiants. Des informations parviennent aux forces de l’ordre et aux services de la préfecture. Nos préfets interviennent sur la base de ces informations. Au nom de quoi cela vous dérange-t-il ?
Pardonnez-moi mais on ne va pas jeter ces informations simplement parce que certaines commentateurs montent au créneau dans la presse. Nos services de préfecture et nos forces de l’ordre analysent ces informations et agissent en fonction de cela. D’où viennent ces informations ? Allez voir à l’intérieur d’un de ces appartements, ce sont les voisins qui dénoncent ce genre de choses. On ne sait pas vraiment ce qui s’y passe. C’est la pagaille [terme qui connote aussi la mixité, le mélange], tout peut arriver. Et après les parents viennent se plaindre en demandant “mais que fait l’État ?”. Nous agissons et agirons pour montrer que l’État est bel et bien présent. En tant que gouvernement conservateur démocrate il nous appartient d’intervenir.
Il ne s’agit pas de s’immiscer dans la vie des gens. Que personne ne dise une chose pareille. Et si certains l’interprètent comme cela, grand bien leur fasse. La position, les valeurs qui sont les miennes n’autoriseraient jamais une chose pareille. Et en tant que premier ministre et connaisseur de nos régions d’Anatolie [NdT comprendre : la Turquie profonde...] je sais pertinemment que l’immense majorité des pères et des mères de ce pays n’autoriserait jamais cela. Car je suis quelqu’un venu de nulle part [tombé du ruisseau]. Quelqu’un qui sait où et pourquoi des voix s’élèvent [contre telle ou telle chose]. C’est parce que j’entends ces plaintes quotidiennement que nous nous devons d’agir de manière décidée. »
Erdoğan a également déclaré peu avant de partir en voyage officiel en Finlande, devant l’aéroport d’Esenboğa, en réponse aux journalistes lui demandant des précisions sur les plaintes qu’il dit avoir reçues concernant la mixité des habitations étudiantes :
« Nous avons mis fin à la période de mixité des foyers étudiants. Nous avons réalisé les trois quarts des modifications nécessaires via le Centre du Crédit et des Foyers Étudiants. A partir de maintenant il n’y aura plus de foyer qui donne la possibilité aux étudiants et aux étudiants de partager le même campus [comprendre : les mêmes aires communes] et de loger ensemble. Sur la question des appartements privés il y a beaucoup de plaintes au sujet de garçons et de filles qui partagent le même logement. En tant que gouvernement conservateur démocrate nous allons examiner ces plaintes et s’interroger sur le type d’action à mener et sur les conséquences psychologiques et sociologiques de cela. »
A la remarque selon laquelle il s’agit de logements privés et individuels où l’État n’a pas autorité à intervenir, sa réponse est la suivante : « Je me demande dans quelle mesure il est approprié que telle jeune fille habite dans le même logement privé et privatif que tel jeune homme. Est-ce que vous feriez preuve de la même tolérance s’il s’agissait de votre fille ou de votre fils ? Demain lorsque vous serez mère ou peut-être l’êtes vous déjà, je ne sais pas [à la journaliste], si jamais vous trouvez cela normal par rapport à votre fille ou à votre enfant, et bien tant mieux pour vous. Mais s’il est nécessaire de prendre des mesures légales nous prendrons des mesures sur cette question. Si les préfectures ont des capacités d’initiative sur le sujet, qu’elles en fassent usage, car nous pourrions avoir à payer demain un coût beaucoup plus important [comprendre : le coût de cette dépravation morale]. »
Sur ce, Nurettin Canıklı, responsable du groupe parlementaire AKP a déclaré en réponse aux questions d’un journaliste d’Habertürk sur les modalités d’intervention : « Nous avons abondamment parlé de cela. La police ne recourra pas à des sanctions. Si l’on obtient la confirmation de ce que des voisins [objets d’une plainte, c’est à dire des étudiants] de sexe différent vivent sous le même toit en guise de sanction la police appellera les familles de ces jeunes pour les avertir que leur fils ou leur fille vit à tel endroit avec telles personnes. Il n’est pas question d’appliquer d’autre mesure que celle-ci. »
En Turquie, comme dans la plupart des pays, la vie étudiante représente une période d’affranchissement de la pression sociale et parentale, de socialisation intense et d’exposition à d’autres influences culturelles et idéologiques que celle du milieu d’origine. La plupart des organisations militantes se rattachent d’ailleurs plus ou moins à l’origine à des réseaux étudiants, et certaines universités sont réputées pour être des foyers politiques très actifs (l’Université technique du Moyen-Orient à Ankara par exemple). Les abords des universités et quelques zones urbaines de centre-ville constituent plus ou moins les seules endroits où l’on puisse croiser des collocations mixtes entre jeunes au mode de vie plus ou moins occidentalisé. Et sans même parler de cohabitation mixte, il reste compliqué et très atypique pour une femme seule non mariée d’habiter seule dans la plupart des villes ou des banlieues de Turquie, tant la culture dominante exige que cette femme soit d’une manière ou d’une autre « rattachée » à un foyer, qu’il s’agisse du foyer parental, du foyer marital ou… d’un foyer étudiant.
Les jeunes étudiants se retrouvent souvent à l’issu du concours sanctionnant la fin de l’enseignement secondaire et l’entrée dans l’enseignement supérieur (ÖSYM) dans des universités éloignées de leur foyer d’origine, parfois même situées à l’autre bout du pays (les meilleurs se retrouvant quasi systématiquement dans les grandes universités de l’ouest du pays, Ankara, Istanbul, Izmir etc.). Ils entrent dès lors dans une période de vie particulière où les ressources à leur disposition pour s’aménager des espaces de liberté sont souvent beaucoup plus importantes, en dépit d’une situation financière souvent précaire. La vie étudiante en Turquie est souvent marquée par cet entre-deux, entre dépendance financière de fait à la famille et relative autonomie dans le mode de vie. Le facteur décisif de cette liberté relative est l’éloignement du réseau familial et la relative méconnaissance par ce dernier du mode de vie de leurs rejetons, méconnaissance parfois factuelle, parfois calculée. La vie sociale turque regorgent de ces arrangements tacites, de ces aveuglements calculés qui permettent malgré tout une certaine respiration dans des rapports sociaux très hiérarchisés qui deviendraient vite, dans le cas contraire, insupportablement pesants. Le tout est de tenir à distance le qu’en dira-t-on (elalem ne der), qui fonctionne comme un instrument très efficace de réassignation des rôles sociaux, en particulier des rôles de genre. Les commentaires, plaintes, remarques, sous-entendus des voisins et de la parentèle (akraba) représente souvent un élément décisif qui oblige la famille à intervenir pour remettre ses jeunes dans le « droit chemin » et, ce faisant, se soustraire à la honte et à la perte de considération auxquels tous se trouvent exposés. Il n’est pas rare que certains parents interviennent à contrecœur, là où laissés à eux-mêmes ils auraient largement préféré fermer les yeux ou s’abstenir de tout conflit déclaré… En Turquie les relations sociales sont extrêmement denses et bien plus normées qu’en Europe occidentale, chacun se tient et s’observe, plus ou moins persuadé par ailleurs, comme dans toute société rurale ayant vu sa structure bouleversée en quelques décennies, que tout part à vau l’eau et qu’on ne peut plus avoir confiance en rien… C’est bien plus souvent la crainte d’une réaction familiale potentielle que les conséquences effectives d’une intervention qui contribue à réguler et corseter les comportements, notamment pour les jeunes femmes.
Même en l’absence de toute sanction législative ou réglementaire, le fait qu’en cas de plainte ou de dénonciation des voisins la police puisse signaler aux parents dans quelles conditions vivent leurs enfants représente donc une mesure extrêmement dissuasive dont les effets à court terme vont probablement se faire ressentir dans les milieux étudiants.
Dès l’annonce des propos tenus par Erdoğan les lettres de plainte et de dénonciation des voisins sont apparues. Rien d’étonnant puisque l’idéologie mise en œuvre le pouvoir vient une fois de plus redoubler la culture dominante.
Affaire à suivre…