Le Premier ministre turc clame que « ce canal fera de l’ombre à ceux de Panama et Suez ». Annoncé mercredi 27 avril après plusieurs semaines de suspense ce « projet fou et magnifique », selon les mots de Recep Tayyip Erdogan a mis en effervescence la Turquie. Les entrepreneurs proches de l’AKP, le parti islamoconservateur au pouvoir depuis 2002, exultent, les écologistes fulminent, les diplomates s’inquiètent de voir se rallumer la question des détroits. Prévu pour être achevé en 2023 pour le centenaire de la République, ce canal de 150 mètres de large et 25 mètres de profondeur, long de 50 kilomètres reliera la mer Noire à la mer de Marmara, à une cinquantaine de kilomètres à l’ouest d’Istanbul. Il devrait pouvoir accueillir chaque jour jusqu’à 160 cargos et tankers de gros tonnage soulageant d’autant le Bosphore emprunté en 2009 par 51 000 navires dont de nombreux pétroliers. Ce détroit, avec de très forts courants, a déjà connu plusieurs graves collisions de tankers comme en 1979 (41 morts) et 1994 (29 morts). Le Premier ministre évoque la « préservation de la mer et de la nature ».
Mais c’est avant tout un grand coup politique, alors que s’ouvre la campagne pour les élections législatives du 12 juin où l’AKP est à nouveau donné largement gagnant. L’opposition dénonce la mégalomanie du chef de gouvernement et nombre d’éditorialistes, comme Kadri Gursel de Milliyet, pourfendent « cette folie » dans un pays manquant d’infrastructures, notamment à l’est. « Il a projeté le débat politique vers le futur », reconnaît Derya Sazak dans le même quotidien libéral. Oubliés la question kurde ou les débats sur une nouvelle Constitution, le pays ne parle plus désormais que du canal vitrine d’une Turquie puissance émergente promise selon l’AKP à devenir d’ici à 2023 l’une des dix premières économies du monde.
Les adversaires du projet ne manquent pourtant pas d’arguments. Sa rentabilité est problématique, alors que le passage par le Bosphore est gratuit puisqu’il s’agit d’une voie d’eau internationale où la libre circulation pour le trafic commercial est garantie par le traité de Montreux (1936). L’ambassadeur de Russie a aussitôt rappelé que son pays, comme les autres riverains de la mer Noire, est hostile à toute remise en cause du traité. « Nous ne bloquerons en aucune manière le passage dans les détroits », a précisé le ministre des Transports, Binali Yildirim. Mais, selon Ankara, le passage par le canal, même payant, sera dans l’intérêt des armateurs, puisque leurs navires éviteront les attentes de plusieurs jours avant d’emprunter le Bosphore. En attendant, les écologistes se mobilisent, soulignant les effets dévastateurs sur l’environnement de ce chantier pharaonique, qui prévoit aussi la construction de deux grandes villes nouvelles aux deux entrées du canal ainsi que d’un gigantesque troisième aéroport.