Après les 5 jours d’incertitude, on connaît enfin le nom du prochain chef de l’armée de terre. Il s’agit du général Erdal Ceylanoğlu, l’actuel commandant du premier corps d’armée basé à Istanbul. Cette nomination a permis également de confirmer celle du général Işık Koşaner, comme nouveau chef d’état major. Ce dernier pourra, en effet, quitter ses fonctions actuelles à la tête de l’armée de terre pour prendre le commandement suprême de l’armée turque, à la fin du mois d’août, en remplacement du général İlker Başbuğ.
La nomination du général Ceylanoğlu met donc un terme à l’imbroglio (cf. nos éditions des 2, 6 et 7 août 2010), qui a suivi la tenue du dernier Conseil militaire suprême (YAŞ - Yüksek Askeri Şura). Pour la première fois, en effet, le premier ministre a siégé en permanence aux côtés du chef d’état major, au sein de cette instance, et il a refusé de ratifier certaines nominations et promotions de généraux, parce que ces derniers étaient impliqués dans des affaires de complot, et faisaient l’objet de poursuites judiciaires. À la fin du Conseil, le conflit entre le gouvernement et l’armée s’est polarisé plus particulièrement sur la nomination du chef de l’armée de terre. Recep Tayyip Erdoğan a refusé de nommer le général Hasan Iğsız, initialement pressenti pour ce poste, parce que ce militaire est impliqué dans l’affaire « Ergenekon ». Il est notamment cité à comparaitre dans une opération qui aurait mis en place une série de sites internet soutenant les forces armées, et il est soupçonné par ailleurs d’avoir été le cerveau du plan d’action contre la réaction, une initiative visant à discréditer le gouvernement, révélé par le quotidien « Taraf », en juin 2009 (cf. nos éditions du 16 et 17 juin 2009).
En s’opposant à la nomination du général Iğsız, et par contrecoup en empêchant provisoirement celle du général Koşaner, le gouvernement, et plus particulièrement le premier ministre, ont remporté une nouvelle victoire dans la lutte qui les oppose à l’armée depuis plusieurs années. Le journaliste Hasan Cemal, spécialiste de l’armée turque (dernier ouvrage paru : « Türkiynin’ Asker Sorunu - La question militaire en Turquie », 2010) a ainsi déclaré, hier, sur la chaine de télévision turque NTV, que le « 4 août » (jour où s’est terminé le Conseil militaire suprême sans que la nomination du nouveau chef de l’armée de terre soit intervenue) était « une date historique », car elle ouvrait la voie à une normalisation des relations entre l’armée et le gouvernement pour établir un système où, comme dans la plupart des démocraties, le pouvoir civil a toujours le dernier mot.
En acceptant la nomination d’Erdal Ceylanoğlu, le gouvernement n’a pourtant pas choisi un militaire à sa botte. Rappelons, en effet, que ce général est connu pour avoir, en février 1997, fait patrouiller un escadron de chars dans les rues de Sincan, une bourgade proche d’Ankara où la municipalité islamiste de l’époque avait organisé des manifestations pro-palestiniennes en invitant l’ambassadeur d’Iran. Cet incident, survenu 15 jours avant les fameuses décisions émises par le Conseil de Sécurité Nationale, le 28 février 1997, qui sont considérées comme l’événement clef du coup d’État post-moderne, avait été interprété à l’époque comme l’ultime avertissement adressé par les militaires au gouvernement de coalition du premier ministre islamiste Necmettin Erbakan, qui devait tomber en juin 1997. Le paradoxe est que 13 ans plus tard, en assurant la promotion général Ceylanoğlu, le gouvernement de l’AKP, porte un coup très sévère à la toute-puissance de l’armée turque, en exerçant pour la première fois un droit de regard effectif sur un système de nominations que les militaires maîtrisaient totalement jusqu’à présent. Car plus que la seule question de la nomination d’officiers impliqués dans des affaires judiciaires, ce qui s’est joué au cours des derniers jours, c’est bien la soumission de l’armée au pouvoir civil.
En effet, par son refus de signature, Recep Tayyip Erdoğan a déréglé le système de cooptation interne qui préside aux nominations et promotions au sein de l’armée, notamment à ses échelons les plus élevés. À l’issue du blocage de la nomination du général Iğsız, le gouvernement et l’état major se sont affrontés, pendant deux jours, à propos de la désignation de son remplaçant. Le gouvernement a proposé le général Atilla Işık qui, sous la pression de l’état major, et sans doute aussi pour ne pas devenir l’homme lige du gouvernement dans la place, a décidé de faire valoir ses droits à la retraite. Puis, le 6 août dernier, au cours de la rencontre qu’il a eue avec le chef d’état major, le premier ministre s’est opposé à la solution de remplacement que ce dernier lui proposait, à savoir nommer le général Necdet Özel à la tête de l’armée de terre, ce qui aurait eu pour effet d’empêcher ce général d’accéder au poste de chef d’état major, en 2013, à l’issue du mandat du général Koşaner, qui doit durer 3 ans (compte tenu de son âge). Cette configuration des rôles aurait en fait assuré la promotion, en 2013, à la tête de l’armée turque, du général Aslan Güner, une personnalité qui est réputée proche d’İlker Başbuğ. La presse avait en effet commenté la solution proposée par le chef d’état major sortant comme une manœuvre de sa part visant à terme à lui permettre d’assurer la promotion, au plus haut niveau, de responsables qui lui sont proches, et ce, pour se protéger contre d’éventuelles poursuites judiciaires qui pourraient l’amener à rendre des comptes sur les efforts qu’il n’a cessé de déployer, au cours de ces deux dernières années, pour protéger ses collègues impliqués dans des affaires de complot.
En réalité, compte tenu de son âge, le général Ceylanoğlu ne pourra rester qu’un an à la tête de l’armée de terre. À l’issue de ce court commandement, il devra céder la place au général Necdet Özel (présentement nommé à la tête de la Gendarmerie). Le commandement de l’armée de terre étant traditionnellement l’antichambre conduisant à la responsabilité suprême de chef d’état major, le général Özel se retrouvera à la tête de l’armée turque en 2013, par l’entremise du gouvernement de l’AKP. Ainsi, en grippant le système des nominations au sommet de l’armée, sans pour autant l’anéantir, le parti au pouvoir a réussi à ouvrir une perspective qui verra le prochain chef d’état major lui être redevable de son commandement… Que restera-t-il alors de l’autonomie des forces armées à l’égard du pouvoir politique qui a dominé le système politique turc depuis le coup d’Etat de 1960 et plus encore depuis celui de 1980 ?