Logo de Turquie Européenne
Accueil > Articles > Articles 2010 > 03 - Troisième trimestre 2010 > Turquie : une messe en échange du travail de mémoire ?

Turquie : une messe en échange du travail de mémoire ?

vendredi 1er octobre 2010, par Marie-Antide

Le lac de Van est posé sur le plateau anatolien dans l’Est de la Turquie, à quelques kilomètres de la frontière arménienne. Ses eaux bleues immenses sont si salées qu’aucun poisson ne peut y vivre. Sur ce lac, la petite île d’Akdamar ; sur l’île, l’église arménienne de Surp Haç (Sainte Croix) où le 19 Septembre dernier une messe fut célébrée pour la première fois depuis le 24 Avril 1915, date officielle de début du génocide arménien perpétré par le gouvernement Jeune-Turc.

Construite au Xe siècle, l’église de la Sainte Croix était le centre d’un complexe monastique et siège de l’épiscopat catholique arménien. Ce monastère est aujourd’hui en ruine, comme tout le patrimoine architectural arménien dans la région mais l’église est restée debout.
En 2007, elle fut restaurée et transformée en musée, sans croix ni cloche. Le ministre de la culture avait prononcé un discours inaugural sans mentionner une seule fois le nom « arménien ». Scandalisée, une partie de la presse turque avait parlé de « génocide culturel ».

Cette fois, la polémique est née autour de la croix : haute de deux mètres, une croix devait être placée sur le dôme de l’église. Elle a finalement été plantée … en pleine terre à quelques mètres du seuil. Des centaines de personnes ont alors annulé leur participation notamment des Arméniens d’Arménie. Etaient donc présentes près de 2 000 personnes pour assister à la cérémonie religieuse, la plupart membres de la communauté arménienne de Turquie (80 000 personnes vivant à Istanbul en grande majorité).

Le douloureux tiraillement de la communauté arménienne

Stéphane est une figure de la communauté arménienne de Lyon. Il a passé cet été, comme tous les étés depuis 42 ans, des semaines sur les routes de Turquie et d’Arménie, car il veut sentir cette terre, y vivre des plaisirs et de gestes simples comme boire un thé sur une terrasse de Van ou de Mus. Ses sentiments sur cette messe sont révélateurs du tiraillement douloureux que vit la communauté arménienne : l’espoir fou de renouer un lien fort avec la terre des parents, grands-parents ou arrières grands-parents et le refus de participer à ce qu’ils considèrent comme une opération de communication de la part du gouvernement.

Voici un extrait de notre conversation :

- Stéphane : le gouvernement restaure quelques églises, à Istanbul ou à Diyarbakir. Mais ils sont fins politiques et ne lâchent que des petits bouts. Certains dans la communauté arménienne disent que la situation là-bas en Turquie a changé. Et c’est vrai, mais voyez-vous, je voyage dans ce pays chaque année depuis 42 ans, et quand on connaît les Turcs et la Turquie comme je les connais, je sais qu’ils ne se réveilleront pas un beau matin pro-chrétiens et encore moins pro-arméniens !

- Etiez-vous à Akdamar le 19 Septembre ?

- Stéphane : je n’y étais pas même si j’ai été à deux doigts de le regretter. Je me suis dis « si j’y vais, je cautionne ». En même temps, je sais que j’ai raté un évènement important. Et puis mes amis kurdes m’ont dit de ne pas venir, la police était partout, il y avait des fichages. Je n’ai pas confiance.

- Mais entre rien et cette messe …

- Stéphane : c’est en effet un grand pas. Ne soyons pas hypocrites non plus. Quand j’ai commencé à sillonner le pays, je rasais les murs et je n’aurais jamais dit que j’étais Arménien. Aujourd’hui, ce n’est plus du tout pareil. Il y a 15 ans, si on m’avait parlé de cette messe, j’aurais éclaté de rire ! Une messe à Akhdamar … c’était inimaginable ! Alors oui, je suis content de cette progression. Mais c’est vrai aussi que, le 24 avril prochain, quand nous commémorerons le début du génocide, nos slogans ne pourront plus être les mêmes... Alors on n’est pas dupe, non vraiment, on n’est pas dupe.

L’Etat turc n’est plus brutalement négationniste

L’Etat turc semble s’engager dans une reconnaissance des minorités non musulmanes.
Le 15 Août, une messe était célébrée au monastère de Sumela, haut lieu de l’orthodoxie grecque en Mer Noire et abandonné depuis le départ des Grecs de Turquie en 1923.

Pour la communauté arménienne, la question ne se limite toutefois pas à une reconnaissance identitaire : les centaines de milliers de morts de 1915 et la confiscation de leurs terres et de leurs biens redistribués à des familles turques musulmanes créent en effet un lourd contentieux.
Depuis quelques années, le discours négationnisme s’est largement fissuré sous la pression et l’influence croissante d’une société civile turque avide de changements : débats vifs dans la presse entre tenants et opposants de la réalité de ce génocide, pétition « nous nous excusons » lancée en décembre 2008, nombreuses rencontres sportives et culturelles organisées entre Turcs et Arméniens dans tout le pays attestent d’une volonté de rencontre et de dialogue entre les peuples.

Au niveau de l’Etat, le discours n’est plus brutalement négationniste et reconnaît l’existence de massacres perpétrés dans le chaos de la première guerre mondiale. Mais le 4 Mars dernier, une commission du Congrès américain reconnaissait ce génocide, le 11 Mars, c’était le tour du Parlement suédois. Face à cette pression, l’Etat turc ne peut rester sans réagir. A la diaspora influente et active qui réclame la reconnaissance d’un génocide, il répond dialogue entre les sociétés civiles, restauration du patrimoine culturel et possibilité de revenir se recueillir sur la terre des ancêtres.

Est-ce un signe annonciateur de changements profonds dans le rapport de l’Etat avec les minorités, notamment arménienne ? Ces actions sont plus de l’ordre du symbole. Et plus qu’une messe, le jugement des commanditaires de l’assassinat de Hrant Dink, journaliste arménien tué le 19 Janvier 2007, serait un signal fort d’une volonté de changement. Mais à ce jour, ils n’ont même pas été inquiétés.

Télécharger au format PDFTélécharger le texte de l'article au format PDF

SPIP | squelette | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0