L’affaire Pınar Selek et l’acharnement de la justice turque vient encore de confirmer douloureusement que la Turquie à encore un long chemin à parcourir sur le chemin qui la mènera à la démocratie véritable et peut être un jour à l’intégration complète à l’ensemble européen.
Comme le rappelait récemment un chroniqueur sur France Inter à propos de l’Égypte, il ne suffit pas qu’un pays organise des élections pour qu’il soit une démocratie.
D’abord, ces élections doivent permettre à un maximum de sensibilités de s’exprimer. En Turquie, un parti doit atteindre 10% des suffrages pour avoir des représentants à la Grande Assemblée Nationale. Ce quota interdit tout renouvellement des personnels et marginalise nombre d’opinions. L’autre effet pervers est de pousser à la radicalisation et à la violence politique tous ceux qui ne sont pas représentés.
D’autre part, même s’il renoncent à l’usage de la violence armée, les partis kurdes sont systématiquement interdits au prétexte qu’ils auraient des liens avec le terrorisme et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) [1], ou encore à cause de soupçons de visées séparatistes. Le procédé est vicieux car il pousse les Kurdes à la clandestinité et à la violence armée. Les militaires, tout en ne donnant aucune autre issue, prétextent de cette guérilla, qu’ils entretiennent ainsi soigneusement, pour justifier l’interdiction de toute expression politique identitaire kurde.
Dans tous les pays démocratiques, les conflits avec les minorités ont fini par se résoudre par la négociation avec les modérés afin de marginaliser les extrémistes. Pourquoi l’armée turque pousse-t-elle les gouvernements successifs à une totale rigidité sur la question des minorités ? Pourquoi entretient-elle, même dans les écoles, au travers d’institutions diverses, l’idée que le monde entier veut démembrer la Turquie, ce que Baskin Oran appelle la « Paranoïa de Sèvres » ? Pourquoi ? Sinon pour justifier son pouvoir, ses privilèges et l’énorme budget qui lui est consacré ?
L’éducation turque glorifie l’armée, la pose en gardienne des institutions et en protectrice de la nation. Le garçon qui ne fait pas son service n’est pas un homme, ceux qui essaient d’y échapper sont poursuivis, les rares objecteurs de conscience sont menacés et condamnés à de lourdes peines de prison. Ceux qui les soutiennent comme Perihan Mağden [2] sont victimes de poursuites judiciaires.
Les institutions se livrent à un effrayant culte des « martyrs » (şehit) ou l’on met en scène de façon glorieuse les obsèques de malheureux jeunes hommes tombés en combattant d’autres jeunes hommes et jeunes femmes, avec lesquels ils ont parfois cohabité dans les mêmes villages ou quartiers.
On ne peut être que choqué par l’étalage de sang et de larmes dans les journaux et à la télévision. On y voit des images horribles, accompagnées d’articles cherchant, en substituant l’émotion à la réflexion, à provoquer la révolte, la colère, puis inévitablement, la haine. Ils mettent sans cesse les « terroristes » à l’index, sans aucune analyse ni mise en perspective. Comment savoir s’il s’agit de la réalité ou bien d’une sanglante mascarade ? On sait aujourd’hui que des groupes paramilitaires ont organisé de faux attentats et des provocations [3]. Ce genre d’agissements de la part d’organisations liées à l’Etat sème un doute légitime : à chaque fois que des attentats sont perpétrés - surtout quand ils desservent manifestement la cause qu’ils sont sensés promouvoir - il est permis de se poser des questions sur ceux qui en sont réellement les instigateurs. Après tout, cette guerre qui ne veut pas dire son nom est le gagne-pain de toutes ces organisations plus ou moins officielles mises en place par l’armée. Ils n’ont aucun intérêt à ce que cela finisse, de là à imaginer qu’ils alimentent les conflits, il n’y a qu’un pas aisé à franchir. Après tout ce genre de méthodes est employé dans toutes les contre-guérillas, la fin justifiant (soi-disant) tous les moyens. Pour combattre le terrorisme, l’armée utilise des méthodes terroristes et est très peu regardante sur ses alliés. Comme l’a montré l’accident de Susurluk le recours à la mafia ne provoque aucun d’état d’âme et cette armée si « laïque » n’a pas hésité dans les années 90 à recourir aux service de Hizbullah turc pour combattre le PKK.
Pour revenir à Pınar Selek, dans un pays démocratique serait-il imaginable qu’un procureur saisisse une Cour suprême pour casser un acquittement, que cette Cour l’annule par deux fois sans qu’aucun nouvel élément à charge ne soit retenu ? Punit-on ainsi les gens de 36 années de réclusion seulement parce qu’ils abordent les sujets qui fâchent ? Pire, dans quel autre pays, des membres éminents de l’institution judiciaire se permettent-ils d’être les représentants d’une idéologie anachronique agonisante et n’ont pas d’autre combat plus glorieux que de s’acharner à torturer et humilier une femme ? Dans quel autre pays d’Europe la police recourt-elle encore à la torture comme moyen d’investigation, lors même que la Turquie a ratifié pratiquement toutes les conventions et traités liés au respect des droits humains ? Dans quel autre pays européen, la justice se base-t-elle sur des aveux obtenus sous la torture pour envoyer des gens en détention ? Pourquoi autant de disparitions et de meurtres dont les commanditaires ne sont jamais inquiétés ? Dans quel pays enfin une journaliste [4], peut écoper de 138 ans de prison pour avoir simplement écrit des articles jugés comme « séparatistes » ? Dans quel autre pays enfin cultive-t-on a ce point l’amnésie collective pour le passé et la cécité volontaire à propos des problèmes de société ?
Y a-t-il un autre pays « laïc » où en contraignant à l’exil ou au silence toute opposition de gauche, on a obtenu que l’opposition religieuse soit la seule crédible face à des partis godillots (« rangers » serait plus juste !) qui ne se différencient que par les intérêts particuliers, voire personnels, qu’il représentent ?
Le Turquie n’est toujours qu’une démocratie sur le papier. Toutes les institutions en sont encore verrouillées par des organismes de contrôle mis en place par la constitution de 1982. Il en est ainsi de l’éducation avec le Yüksek Öğretim Kurulu (YÖK), de la justice avec le « Yargıtay » (Cour Suprême qui a le pouvoir de casser des jugements jusqu’à obtenir qu’il soit conformes, non pas à la loi ou aux procédures, mais à leur seuls vœux arbitraires) et enfin le Milli Güvenlik Kurulu (MGK) était chargé de surveiller le gouvernement élu. Et quand tous ces verrous se sont avérés insuffisants, que croyez vous qu’a fait l’institution militaire ? Elle a tout simplement menacé le gouvernement d’intervenir dans ses affaires ! Y a t il un autre pays européen où l’armée s’occupait et s’occupe encore ainsi des affaires intérieures ?
Le gouvernement et les autorités turques affirment à longueur de temps que l’Europe « club chrétien » ne veut pas d’eux parce que le pays est musulman... Est-il permis de rire ? Ce faux-nez est un pic, un cap, que dis-je une péninsule ! Le nationalisme et l’omniprésence des militaires, le conservatisme sourcilleux jusqu’à la caricature des kémalistes sont des raisons bien plus déterminantes qu’une pratique religieuse somme toute très modérée, quoiqu’en disent les agitateurs de fantasmes de tout poil !
J’ai entendu le gouvernement turc et certains commentateurs occidentaux proposer pour l’Égypte le modèle turc... Dieu, quel qu’il soit, nous en préserve ! Pourquoi pas le modèle français, allemand ou espagnol ? Parce qu’un pays musulman ne saurait être tenu que d’une main de fer ? C’est condescendant, insultant ! Et la force brutale n’a jamais contenu longtemps, ni l’islam politique, ni d’ailleurs quoi que ce soit d’autre.
Ce tableau est bien noir, j’en conviens... Mais que diable allais-je donc faire dans cette galère nommée Turquie Européenne ? Que diable y fais-je donc encore ?
Voilà, dans toute cette obscurité, il y a des lumières, des centaines, des milliers de petites lumières, d’autres plus éblouissantes comme Pınar Selek et bien d’autres dont je ne peux dresser ici la liste exhaustive. Il y a, en Turquie, une vraie société civile, d’ authentiques démocrates, des intellectuels qui partagent les valeurs humaines universelles. Ce sont eux la Turquie européenne. Il y a dans ce pays une vraie aspiration à s’émanciper de la tutelle encombrante d’un état profond, cancer ayant échappé à toute logique hormis sa propre survie et qui ne se manifeste qu’en pourrissant la société de l’intérieur. Le seul vrai complot contre la Turquie est cet état dans l’Etat, pas le prétendu complot international, si cher aux nationalistes, qui serait orchestré par l’Union Européenne et les États-Unis, et bien sûr soutenu par la « cinquième colonne » des minorités du pays. Combien de temps le spectre du démantèlement va t-il encore hanter les turcs, les fantômes ne font peur que si on y croit.
Le temps est révolu où un Etat pouvait imposer une vision univoque du monde, avec le grand miroir des nouvelles technologies de communication et la démocratisation des moyens de transport, les Turcs pour ne citer qu’eux, sont et seront de plus en plus en phase avec le reste du monde.
Il faut en finir partout avec cette idée saugrenue que des militaires puissent être un élément de progrès et de stabilité pour quelque peuple que ce soit, ou un rempart contre l’islamisme, le communisme ou quoi que ce soit ! Au pouvoir, par essence, absolument toutes les expériences l’ont montré, ils ne peuvent être, qu’un rempart que contre deux choses : la démocratie et la liberté.
La seule recette universelle de stabilité et de sécurité à long terme est le traitement égal de tous les peuples dans la démocratie. Le reste n’est qu’illusions simplistes et commodes issues des idées militaristes, nationalistes, impérialistes, et colonialistes des deux siècles passés.