Paris, février 2011, Saint-Médard, vue sur l’église des convulsionnaires et du diacre Pâris, « De par le Roi, défense à Dieu de faire miracle en ce lieu ». Sylvie Taussig a rencontré l’écrivain turc Enis Batur. Turquie Européenne en a récolté un dialogue aux dimensions aussi labyrinthiques que les bibliothèques réelles et rêvées de l’auteur. Après l’Ur bibliothèque, voyage aux frontières de la ruche du livre unique...
De bibliothèques en labyrinthes, un entretien avec Enis Batur (1)
De bibliothèques en labyrinthes, un entretien avec Enis Batur (2)
De bibliothèques en labyrinthes, un entretien avec Enis Batur (4)
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- Enis Batur
Ainsi vous augmentez la zone de vos propres ouvrages ?
Oui, c’est cela. J’ai fini par être presque utilitariste, heureusement d’ailleurs, j’en suis très content, même si c’est presque vampirique. Ce qui est un peu plus maladif, c’est le fait d’écrire des livres, parce que là je suis plus enfoncé dans le mythe de l’écrit.
Comment le définiriez-vous ?
C’est une position un peu dépassée aujourd’hui, un peu démodée, c’est-à-dire que le monde est là pour aboutir à un livre, je le connais comme ça du point de vue de l’écrit. C’est ce que disait Mallarmé : je ne suis pas content de ce monde, aussi j’écris, et j’essaye de monter un autre univers à travers mes écrits. C’est mythique ou mythomanie, je ne sais pas !
Vous n’êtes pas d’accord avec ce monde du point de vue de sa morale, de sa forme… de son absurdité, de sa méchanceté. De la mort ?
De sa bêtise… De tout ! Dans mes livres je sauve un peu tout mais en le transformant, en lui donnant des chances qui réellement n’existent pas. L’imagination a le droit de tout faire.
Vous convoquez votre dieu de la rencontre… À la rigueur il te ressemblerait ?
Oui, c’est pourquoi c’est assez bouleversant quand il existe en vrai – mais c’est rare ! Quand la folie du monde tout d’un coup donne raison à ta folie, ce peut être le point de départ d’un livre ; et souvent, quand il n’y a pas la rencontre, je la fabrique. Ce n’est pas exactement pareil mais on finit par y croire. Et finalement, à condition d’approfondir, cela me fait le même plaisir. Je me demande même parfois s’il est possible d’avoir cette relation avec quelqu’un de vivant. Par exemple je suis en train d’écrire un petit récit sur l’histoire d’une très vieille femme de 93 ans qui collecte l’eau de pluie depuis 1936 dans des petites bouteilles, et quand j’ai commencé ce texte, je la connaissais très vaguement, dans mon imagination, mais depuis que je travaille là-dessus, quelle relation !
Mais vous rendez-vous compte, si vous la rencontriez réellement !
Alors là, ce serait mauvais peut-être.
Cette rencontre de deux « correspondances », vous l’avez un peu connu dans le cas de Manguel que vous évoquez, de même qu’il vous évoque, dans ce petit livre sur les bibliothèques…
Oui, mais on n’est pas uniquement les deux sur cette terre, nous sommes nombreux tout de même, cela fait une tribu, je suis sûr qu’il y a des gens du même ordre partout dans tous les pays du monde, on ne peut pas savoir le nombre de ces gens-là, mais ce devrait être des milliers. Au Paraguay, je suis sûr qu’il y a quelqu’un comme moi, sûr, une ou deux personnes, je ne sais pas, donc on sait quand même qu’ils existent. Se rencontrer ou non c’est autre chose ; on ne les rencontre pas tous, malheureusement. Mais ils existent. Il y a une scène qui se répète dans mon imagination, et qui se rapporte au réel aussi, quand je visite une ville pour la première fois, je marche dans les rues, le soir tombe, il y a des lumières dans les fenêtres, et en passant il y a un grand mur bourré de livres : il est là ! Je peux sonner à la porte et lui demander : est-ce que vous avez lu Pessoa ?…
Mais que le monde aboutisse à un livre, n’y a-t-il pas l’idée d’un culte ?
Quand je dis que je n’ai pas le culte du livre, c’est seulement du point de vue de la lecture, comme lecteur, ma vision du livre est tout à fait réaliste, parce que j’aime les textes qui sont dedans, je n’aime pas les objets, moi ce qui m’importe, c’est ce qu’il y a comme texte à l’intérieur, de préférence pas avec un exemplaire de poche, peut-être, quelque chose de mieux imprimé, pas un pléiade parce que je n’aime pas le papier très fragile, et les caractères ne sont pas suffisamment gros. J’aime les livres que fait l’Imprimerie nationale : il n’y en a pas beaucoup, mais ils sont beaux ! Le papier est solide, les caractères sont forts, la lecture est très bien. C’est par rapport aux livres que j’écris qu’il y a le culte. Tous les livres que j’ai écrits un à un, c’est pour aboutir à un seul livre…
L’écriture infinie
Mais pourquoi ne pas vous atteler à un seul livre total, dans lequel chaque mot serait surdéterminé ?
De toutes façons quelqu’un qui écrit comme moi, c’est-à-dire qui réserve autant de temps pour écrire, finit par comprendre qu’il ne terminera jamais le livre, c’est un livre qui ne sera jamais terminé, alors que ce soit un seul volume ou des centaines de volumes, c’est la même chose. Cela restera « interminé ».
Mais n’avez-vous jamais pensé, je ne sais pas, à 15 ans, que vous seriez l’homme d’un seul livre ?
Non, dès le début, j’ai pensé à un cadre, comme une grande ruche dont je remplirais les alvéoles une à une, dans le désordre, sans devoir les remplir toutes et alors que, de toutes façons, certaines sont à jamais noires. C’est bizarre, mais cela s’explique très bien : ce sont les conditions d’écriture, parce que j’ai été obligé de travailler, même si très vite j’ai réussi à bousculer mes patrons et à leur imposer que je ne viendrais jamais le matin : à 40 ans, plus libéré, j’ai commencé à écrire des textes de long souffle, de longue haleine. Mais au début, dans un temps si morcelé, comme il n’est pas facile d’écrire un roman de 800 pages, j’ai écrit des petites pièces. Je suis un des représentants nouveaux de la grande tradition d’écriture fragmentaire. Sans être pour autant un lecteur fanatique de cette littérature.
Vous préférez les livres finis ?
C’est l’écriture qui est infinie, un livre peut être terminé, quelle que soit sa forme : on peut concevoir un livre fragmentaire comme entité refermée en soi. Et je lis le texte de la même manière, qu’il soit fragmentaire ou d’un seul tenant. J’ai tout de même prêté une grande attention aux écrivains qui ont choisi le style fragmentaire, mais ils ne sont pas toujours mes favoris.
Y a-t-il une dimension de peur dans le fait que vous vous teniez à l’écart de la tentation de l’œuvre unique totale ?
Jusqu’à 45 ans, j’ai eu énormément de peur, parce que ce qui allait rester de moi n’allait pas signifier ce grand tableau. Plus maintenant. À 45 ans, je me suis dit, ça y est, c’est-à-dire que depuis que j’ai terminé pas mal de cases, il me paraît que le reste est lisible. Ce n’est pas une forme pure et complète, ni entièrement providentielle : le dieu de la rencontre et du hasard y intervient, c’est-à-dire que plus tu avances, c’est comme s’il s’agissait d’un échiquier que tu vas remplir, en vivant, si c’est possible, donc telle case est terminée, telle autre est un work-in-progress, ça continue, d’autres sont vides, pour le moment, cela va arriver, si tu continues à vivre.
Y a-t-il partout des cases, ou il en manque ?
Du moment que je fais un pas, il y a une case, un pas c’est une idée, une idée d’un livre, qui n’est pas travaillé, je le considère comme une case vide, et puis il y a des cases où j’ai commencé à écrire parce que j’écris un livre en l’espace de cinq ou six ans, mais j’écris un vingtaine de livres en même temps, donc il y en a que je termine, ça y est, puis d’autres qui continuent, d’autres qui attendent, et tout l’ensemble, c’est le livre ! Bien qu’il doive y avoir des cases vides, parce que je peux mourir demain.
A suivre...