Un carnaval à Istanbul ? On l’avait interdit, puis oublié. Pourtant la mémoire patiente et tenace d’une poignée de Grecs d’Istanbul va faire renaître de leurs cendres, rois et reines d’une carnaval ancestral. Pour la deuxième fois, le carnaval de Tatavla a envahi les rues d’Istanbul.
L’édition 2011 du Carnaval de Tatavla à Istanbul a été une réussite. Il faut croire que les dieux s’étaient tous mis d’accord pour que la seconde édition du nouveau Carnaval de Tatavla - Baklahorani à Istanbul ait lieu avec leur bénédiction. En effet, le ciel a daigné attendre quelques heures afin que, tant le défilé que la partie festive en salle, ne soient pas contrariés par la pluie et la neige.
Peu après 20 heures, un sympathique cortège mené en musique a quitté le point de rendez-vous fixé dans le quartier voisin de Feriköy pour emprunter différentes rues de Kurtuluş, l’ancien Tatavla.Chants et pas de danse rythmaient le défilé, attirant les habitants derrière leurs fenêtres et les commerçants sur leurs pas de porte.
Les quelque 400 participants, soit le double de l’an dernier, ont ensuite envahi la salle du club sportif de Kurtuluş, qui s’est avérée bien étroite pour l’occasion. Au programme, bonne chère et musique : jusqu’à 2 h du matin, les groupes « Café Aman Istanbul », « Tatavla Keyfi », « Cümbüş Cemaati » et « Istinpolin » se sont relayés sur la scène. Le groupe de danse du Lycée grec de Fener a également effectué une prestation et l’animation s’est poursuivie avec le DJ Ali Doyran.
Une laterna, orgue de Barbarie, datant du 19e siècle et remise en service l’an passé, faisait également partie de la fête. De même, un superbe gaytanaki, poteau entouré de différents rubans de couleur que chaque danseur va faire tournoyer avec lui, était au rendez-vous.
Hüseyin Irmak, un des principaux acteurs de la renaissance du carnaval de Tatavla, qui a grandi et vécu de nombreuses années à Kurtuluş, pouvait avoir le sourire aux lèvres car, après 68 ans d’interruption, cette seconde édition, était une réussite.
Ce diaporama musical va vous permettre de vivre ou de revivre cette soirée en attendant les festivités de l’année prochaine.
Renaissance
Cette renaissance d’une tradition disparue, on la doit à une poignée de citoyens turcs d’origine grecque, soucieux de se réapproprier les traditions de leur quartier et de leur passé. En 2009, la première édition du carnaval de Tatavla voit le jour, toujours en milieu fermé. Un groupe composé de 70 à 80 personnes costumées se réunit dans la meyhane (taverne) de Madame Despina à Kurtuluş.
L’envie de faire revivre ce carnaval se fait de plus en plus forte et, en 2010, on descend dans la rue : les quartiers de Feriköy, Pangaltı et Kurtuluş renouent avec le défilé des carnavaliers, près de 60 ans après la dernière manifestation.
Environ 200 personnes costumées défilent. Elles viennent de différents horizons, et se rejoignent toutes dans cette envie de recréer les moments de liesse de l’ancien Istanbul. On défile en musique, derrière une pancarte : « Tatavla Baklahorani karnavalı » , Carnaval de Tatavla. Baklahorani est le nom donné au jour du défilé.
Combien d’habitants connaissaient cette bien sympathique tradition ? Peu sans doute. Cet héritage, laissé par une partie de la population istanbouliote, trouve toute sa place dans la mosaïque ethnico-culturelle de la ville.
Quelques craintes ont bien été émises par les Grecs d’Istanbul, appréhendant une éventuelle polémique. Mais les organisateurs ont été particulièrement attentifs au bon déroulement d’une manifestation populaire dont le principe reste d’inviter des hommes et femmes de toutes origines et de tout milieu à s’amuser à l’occasion d’une fête aux origines ancestrales.
Une tradition vieille de cinq siècles
Dans le passé, Tatavla était le nom d’un quartier situé au nord-ouest de Taksim, habité par une importante population d’origine grecque. Après l’incendie qui ravage le quartier en 1929, on le rebaptise Kurtuluş, « la libération, la délivrance ».
Depuis environ cinq siècles, un carnaval y avait lieu tous les ans. Dans la Grèce Antique, Dyonisos et Poséidon étaient célébrés lors de festivités, prémices du carnaval. Ultérieurement, la population grecque, majoritairement orthodoxe, fêtera l’ apokriá - nom grec du carnaval qui signifie « loin de la viande » - la veille du début des 40 jours du carême, période bien plus importante dans la religion orthodoxe que catholique.
Le jour du Kathara Deftera - « le lundi pur » en grec -, qui marque également le dernier jour du carnaval, les femmes font le ménage de printemps, nettoient vitres et intérieurs à grandes eaux pour les débarrasser de toute souillure.
À Tatavla, ce lundi qui se situe soit fin février, soit début mars, on défile masqué, déguisé, au son de la musique, comme lors de tout bon carnaval qui se respecte. Les femmes portent décolletés et shorts, on parade à cheval et l’alcool coule à flots durant les trois jours de fête qui s’achèvent avec le défilé du lundi.
Différents quartiers participent à cette fête. Des groupes venus notamment de Pera, Yeşilköy, Arnavutköy, Kemerburgaz, créent costumes et chorégraphies en fonction du sujet choisi chaque année.
Le jour du défilé, des lieux de rassemblement sont définis selon l’endroit d’où on vient. Ceux qui arrivent par Aksaray traversent ainsi le pont d’Unkapanı, ceux qui viennent de Samatya empruntent le pont de Galata. A Pera, ils se rassemblent et descendent par Tarlaşabaşı et Dolapdere avant de rejoindre Kurtuluş, ultime station. Les groupes venus d’Arnavutköy, de Kemerburgaz et de Yeşilköy arrivant par Şişli se rejoignent à Pangaltı avant de commencer à défiler au son de la musique par les routes principales jusqu’au Kır gazinosu de Kurtuluş en plein centre du quartier. Les groupes musicaux vont ensuite jouer dans différents lieux des alentours.
A l’époque, il y a à Kurtuluş de nombreux potagers et espaces verts où habitants ainsi que carnavaliers vont se retrouver et se divertir à l’issue du défilé.
Durant l’Empire ottoman, puis dans les premières années de la République, même si la communauté grecque d’Istanbul est à l’origine du carnaval de Tatavla, musulmans, Arméniens et juifs participent aux festivités. Ceux qui ne sont pas concernés par le caractère religieux viennent simplement s’amuser, participer au défilé ou rejoignent les carnavaliers dans un gazino pour écouter de la musique, boire un verre ou deux, danser...
Le carnaval de Tatavla perdure jusqu’en 1941 où l’administration turque va interdire sa tenue.
Entre 1943 et 2009, on continue de fêter l’apokriá uniquement au sein de la petite communauté grecque de la ville, en cercle fermé, qui à Beyoğlu, qui à Moda.
Article paru sur le blog de Nathalie Ritzmann, « du bretzel au simit ».