« S’ils le veulent vraiment, les Turcs ont les moyens de contrôler et d’empêcher l’immigration clandestine vers l’Union européenne. Ils savent combien c’est important pour nous. » Ces propos que me tenait, la semaine dernière encore, un consul européen basé à Istanbul sont, mot pour mot, ceux que j’entends dans la bouche des mêmes depuis quinze ans. Or la pression migratoire à partir de la Turquie sur la Grèce a encore augmenté ces derniers mois.
D’abord parce que les routes maritimes dites « du sud » au large de l’Espagne, de Malte et de l’Italie sont mieux surveillées. Elles sont donc plus difficiles à emprunter pour les passeurs et les candidats à l’immigration européenne, qui favorisent désormais la frontière terrestre gréco-turque.
Un passage facile
Et puis, le gouvernement turc a levé l’obligation de visas pour les ressortissants d’une soixantaine de pays de la région. Un geste fort, dans la logique de la libéralisation des échanges commerciaux et humains qu’Ankara cherche à instaurer avec ses voisins de l’est et du sud. Le revers de la médaille, c’est qu’Istanbul est plus que jamais la plaque tournante de l’immigration vers l’Europe. On y compterait autour d’un million de clandestins, originaires d’Afghanistan, d’Iran, d’Irak, du Pakistan, ainsi que de Somalie, du Maroc, d’Algérie et de Tunisie.
90% des candidats au rêve européen passent par la frontière greco-turque, comme l’ont fait près de 130.000 « irréguliers » en 2010, estime Athènes. Le gouvernement grec lance un SOS et réclame que Bruxelles prolonge la mission des quelque 140 policiers de l’agence européenne Frontex, venus prêter main forte aux garde-frontières grecs, depuis novembre dernier.
A cet endroit-là, le fleuve Evros fait à peine 50 mètres de large. A la nuit tombée ou au petit jour, sa traversée prend quinze minutes tout au plus. Elle est facilitée par un arrêt toujours possible sur la terre ferme d’une minuscule île, au cas où la police s’approcherait. Pour renforcer la frontière, le gouvernement grec a entrepris d’ériger une barrière de fil de fer barbelé, longue de douze kilomètres et équipée de caméras thermiques ainsi que de capteurs sensoriels.
Mais ce « mur » ne suffira pas. La Grèce est attractive : elle fait partie de l’espace Schengen, à la différence de la Bulgarie qui partage également une frontière avec la Turquie.
Les rares centres de rétention sont surpeuplés et les clandestins sont souvent relâchés très vite avec ordre de quitter le territoire grec dans le mois suivant.
Ce qui veut dire qu’une fois en Grèce —dans l’espace Schengen, au sein duquel 400 millions de personnes circulent librement depuis 1995—, ils peuvent tenter de rejoindre plus facilement le nord du continent.
Faire un « meilleur barrage »
C’est donc en aval qu’il faut agir. Autrement dit, convaincre la Turquie de « réadmettre » les clandestins qui se seront servis de son territoire comme pays de transit vers l’UE. Le pari est qu’à terme, devant le trop grand nombre de « renvois », le gouvernement turc « fasse meilleur barrage » aux départs vers l’Union européenne.
Un premier accord de réadmission avait été signé avec la Turquie en 2001. Mais il était très insuffisant.
Un responsable du dossier au ministère des Affaires étrangères à Paris explique :
« Les autorités turques sont théoriquement obligées de réadmettre leurs propres ressortissants. Pour ce qui concerne les clandestins qui sont entrés dans l’espace Schengen à partir de la Turquie, nous envoyons systématiquement les dossiers de réadmission aux autorités turques, mais leur taux de réponse est très faible. Et ce d’autant plus qu’elles ont 50 jours pour répondre alors que la détention administrative d’un immigré clandestin est de 32 jours maximum avant d’être libéré, c’était donc inopérant. »
La révision de cet accord apparaissait prioritaire depuis deux ans, aux yeux de la France en particulier. « L’enjeu est de se mettre d’accord sur les documents et délais nécessaires dans lesquels la Turquie devra réadmettre », poursuit ce responsable.
Un nouveau texte a été approuvé jeudi 24 février à Bruxelles par les 27 ministres de l’Intérieur et/ou de l’Immigration. Un accord qui « devrait grandement contribuer à la gestion efficace de l’immigration irrégulière dans la région », s’est félicitée la Commissaire européenne, Cecilia Malmström.
Déjà contesté par le groupe des Verts-ALE pour l’« opacité » d’une procédure « discrétionnaire », l’accord doit être maintenant entériné par le Parlement européen. Ensuite, la Commission devra convaincre les Turcs de signer le texte.
Qui réclament, en échange de leur signature, la liberté de circulation dans l’Union européenne pour leurs ressortissants. C’est ce que précise un communiqué du ministère des Affaires étrangères turc du 25 février :
« Depuis le début des négociations sur l’accord de réadmission, et à chaque occasion qui nous était donnée, nous avons clairement dit à nos interlocuteurs que nous ne signerions pas cet accord si notre demande de libéralisation des visas n’est pas prise en compte. »
La Commission a bien spécifié que l’accord de réadmission ne doit pas être lié à un quelconque « cadeau » fait aux Turcs.
Mais on voit mal comment, alors que les négociations d’adhésion avec l’UE sont au point mort, le gouvernement turc signerait un texte le contraignant à ré-accueillir sur son sol une grande partie des clandestins de l’Union européenne sans obtenir quelque chose en retour.
Les Turcs en position de force
Et on voit tout aussi difficilement les Vingt-Sept accepter la libre circulation des Turcs dans l’UE. Au grand maximum, promettront-ils de libéraliser les visas de certaines catégories professionnelles, comme cela se fait déjà entre l’UE et certains pays des Balkans.
Par exemple, la « libre circulation » entre Turquie et espace Schengen pour les hommes d’affaires, les artistes et les journalistes turcs.
Lesquels n’auraient ainsi plus besoin de demander un visa pour se rendre dans les pays de l’Union européenne, procédure jugée « humiliante » par les nombreux Turcs qui travaillent pour des entreprises basées dans l’UE et s’y rendent plusieurs fois par an.
La Turquie a commencé son lobbying, par voie de presse. Un récent article de Today Zaman, quotidien en anglais, proche du gouvernement et très lu par les diplomates étrangers non turcophones, argumentait qu’en 2009, la Cour européenne de Justice avait jugé qu’un camionneur turc, Mehmet Soysal, se rendant régulièrement en Allemagne, n’aurait pas dû avoir besoin de visa.
Si le gouvernement de Tayyip Erdogan devait obtenir un tel accord dit de « facilitation », il marquerait assurément des points auprès de son électorat, à l’approche des élections législatives du 12 juin 2011. Mais surtout, il remporterait une énorme victoire symbolique. Car le rêve européen des Turcs se confond souvent avec l’immense désir de pouvoir sortir du pays et circuler librement. En revanche, un tel accord de « facilitation » serait sûrement exploité par l’extrême droite européenne.
Le gouvernement turc sait qu’il est, depuis peu, en position de force. Si les révolutions du monde arabe tournaient mal, cela pourrait augmenter la pression migratoire à la frontière turco-grecque.
Un « scénario de cauchemar » partagé par de nombreux responsables européens qui s’inquiètent. Un ancien ambassadeur français me confiait récemment :
« Jusqu’ici les régimes autoritaires arabes œuvraient de manière efficace pour contrôler les flux migratoires. Si les nouveaux acteurs politiques arabes ne jouent pas le même jeu, cela risque de poser un gros problème aux Européens. »
Quelle qu’en soit l’issue, la bataille qui commence entre Ankara et Bruxelles sera rude.