Dans mes précédents écrits, concernant l’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne, j’ai évoqué l’avis des Français qui voyageaient avec moi. Le voyage organisé ne permet malheureusement pas d’avoir de véritables discussions avec les autochtones, même si je n’ai pas manqué une occasion d’essayer de dialoguer un peu avec les gens rencontrés.
En revanche, j’ai pu discuter longuement avec le guide turc qui nous a accompagnés pendant deux semaines, avec un jeune couple d’Istanbul qui s’est joint à nous et un vendeur de tapis à Van.
L’opinion de Behiç
Notre guide, issu d’une importante famille circassienne de Turquie, a étudié au lycée Galatasaray. Il est parfaitement francophone et connaît bien la France où il vient régulièrement. Il est favorable à l’adhésion de la Turquie à l’UE mais avec de nombreuses réserves.
Behiç me retourne la question que je lui pose, à savoir si la Turquie est prête à cette adhésion : et l’Europe, est-elle prête à intégrer la Turquie ? A-t-elle atteint ses objectifs ?
Pour lui, même l’Empire ottoman s’est toujours tourné vers l’Europe et pas uniquement dans une volonté de conquête. Une bonne partie des investissements de l’Empire se faisait sur les terres conquises en Europe et non en Anatolie, ce qui montre que déjà à cette période, les Turcs aspiraient à une intégration dans l’Europe. Mais l’UE n’a pas encore atteint son principal objectif qui est de faire vivre ensemble des gens différents (elle a réalisé l’unité monétaire, la libre circulation, et quoi d’autre ?) Elle ne lui semble donc pas capable de digérer une Turquie de 70 millions d’habitants qui n’est pas non plus prête à l’adhésion.
Certes, Behiç reconnaît que la Turquie a fait bien des progrès, en particulier sur le plan du développement économique. Comme il voyage beaucoup en Europe, autrefois, en rentrant de Paris par exemple, il sentait qu’il revenait dans un pays moins développé. Aujourd’hui, c’est différent.
Behiç est allé dans l’Est de la Turquie en 1980 la première fois. Il constate qu’il y a eu beaucoup de changements depuis, dans l’immobilier, le réseau routier, les hôtels, le réseau de télécommunication… En 30 ans, la région a beaucoup changé, mais le pays aussi : le reste de la Turquie était également moins développé il y a 30 ans et aller d’un coin de Turquie à Istanbul représentait un grand voyage qui se préparait plusieurs jours à l’avance (aujourd’hui, ajouterai-je, nous avons pu faire Gaziantep-Istanbul en 1h30 en avion).
Sur le plan matériel, la Turquie a évolué mais les mentalités ne changent guère. Certes, il y a moins de tabous – par exemple, quand on a créé la chaîne de télévision en kurde, il n’y a pas eu de tollé. Pourtant, la vision générale ne change pas : on veut démocratiser plus le pays pour pouvoir entrer dans l’UE, sans arriver à penser que la démocratisation est utile à la Turquie avant tout et que c’est pour la Turquie qu’il faut consolider les fondements de l’Etat. Sinon, cela reviendrait à vouloir « ouvrir une porte avec la mauvaise clef ». De plus, selon Behiç, si on organisait un referendum en Turquie sur l’adhésion à l’UE, le oui l’emporterait mais ce serait pour des raisons économiques bien plus que pour une démocratie plus solide.
Behiç ironisait souvent en entendant mes compagnons de voyage dire que la France est opposée à l’adhésion turque. Il répliquait : « Mais les Français croient qu’ils vont décider tout seuls de l’entrée ou non de la Turquie… » Il estime que l’adhésion turque sera peut-être décidée indirectement par les Républiques d’Asie centrale et la Russie : en effet, si les Russes parviennent à jouer seuls le rôle d’arbitre dans cette région, l’adhésion turque serait compromise ; en revanche, si la Russie fait appel à la Turquie pour jouer un rôle, en particulier auprès des Républiques turcophones, là, l’EU serait plus embarrassée pour dire non à la Turquie.Pour l’UE, une Turquie intégrée pourrait être un pont vers ces pays de l’ex-URSS. De plus, les Européens voient les frontières avec l’Iran ou l’Irak comme un inconvénient, mais l’adhésion permettrait également une ouverture vers ces pays d’Orient, ce n’est pas incompatible.
En résumé, pour Behiç, c’est oui à l’adhésion de la Turquie à l’UE, mais pour l’instant, ni l’UE, ni la Turquie ne sont prêtes à cette adhésion.
Sevgi et Kürsat
Six mois après le mariage, ce jeune couple a préféré faire un voyage culturel dans l’Est plutôt que de partir en bord de mer. Sevgi est comptable, sa famille est originaire de l’Est mais elle ne connaît pas cette région. Kürsat est un jeune ingénieur originaire de la Région de la Mer noire ; pour lui aussi, c’est un retour aux sources puisqu’on traverse Niksar, ville d’origine de ses parents. Ils ne sont pas francophones, ils échangent avec le groupe en anglais.
Tous deux semblent avoir déjà bien réfléchi à l’adhésion de la Turquie à l’UE. Ils ont une opinion solide et n’hésitent pas à donner leur avis. Kürsat est favorable à l’entrée de la Turquie dans l’UE ; Sevgi y est opposée. Ils me disent qu’autour d’eux, les avis divergent et qu’en cas de referendum, ce serait 50% de oui, 50% de non.
Ils représentent la jeunesse turque qui se sent humiliée par les atermoiements concernant cette adhésion et par les règles toujours nouvelles que l’UE invente pour la Turquie. Certes, la Turquie sera obligée d’appliquer certaines règles, mais pas au prix de se faire « écraser ». Pour eux, l’adhésion turque représenterait un avantage pour l’Europe aussi, avec la richesse de son sous-sol et la jeunesse de sa population. Ils ne comprennent pas pourquoi l’UE a intégré des pays moins développés comme la Tchéquie et qu’elle hésite pour la Turquie et en déduisent que tout est question de politique … et de religion.
Bien que ce soit un jeune couple moderne, ils se posent aussi la question de l’identité turque ; ils pensent que les Européens ont un mode de vie très différent du leur – sans doute à tort car lorsqu’ils me décrivent leur mode de vie, ce n’est guère différent du mode de vie européen.
Cette différence qu’ils constatent ou qu’ils imaginent leur fait dire que même en cas d’adhésion, la Turquie ne doit pas rester seule en Europe et qu’elle doit entretenir des relations avec les Républiques turcophones de l’ex-URSS. D’ailleurs, pensent-ils, si la Turquie se tournait sérieusement vers ces pays, ce serait un test et cela accélérerait sans doute la question de l’adhésion : les Européens seraient alors obligés de prendre une décision rapide et la Turquie serait fixée sur son sort.
Tous deux voient les hommes politiques turcs comme des pantins qui se font manipuler par les Etats-Unis et se demandent si la Turquie ne passerait pas du joug des Américains à celui des Européens. Sur le plan politique, le pays doit se rendre plus solide pour ne pas devenir complètement dépendant.
C’est Kürsat qui évoque les avantages dont la Turquie pourrait tirer de l’adhésion à l’UE. Il pense que beaucoup de lois positives sont passées en peu de temps grâce à la perspective de l’adhésion. La dernière, nous l’avons vécue au cours du voyage : l’interdiction de fumer dans les lieux publics. Il estime aussi que la Turquie est plus sensible à l’écologie. D’autres lois restent encore de l’ordre de l’abstrait, comme celle qui impose de construire les centres commerciaux en dehors des centres-villes. Sous pression européenne, la Turquie serait obligée d’appliquer ces lois. Il pense également que les constructions seraient plus solides et répondraient aux normes antisismiques. Les règles seraient plus strictes et plus fiables dans le monde du travail. La libre circulation faciliterait beaucoup les voyages en Europe qui restent difficiles même pour les hommes d’affaires.
Ce serait certes un avantage économique pour la Turquie mais en même temps, notre jeune couple se demande si les fonds européens seraient répartis équitablement et si, au lieu de réduire les inégalités, cela ne les aggraverait pas. Ils constatent eux aussi la différence de niveau économique qui existe entre l’Est et l’Ouest de la Turquie et reprochent à l’Etat d’être incapable de réduire l’hétérogénéité du pays.
C’est donc avec un enthousiasme bien modéré que Sevgi et Kürsat envisagent l’adhésion à l’UE.
Le vendeur de tapis de Van
Il est Kurde, il travaille dans un centre de fabrication et de vente de tapis à Van. Comme il m’a raccompagnée à l’hôtel avec mon petit tapis, je lui ai demandé si je pouvais lui poser quelques questions. Il a paru réticent au début ; je lui ai dit que je faisais partie d’une association en France ; je crois qu’il a pensé qu’il s’agissait d’une organisation humanitaire… Il nous a commandé un thé et a accepté de prendre un moment pour discuter avec moi, non sans avoir regardé autour de nous pour vérifier s’il n’y avait pas d’oreilles indiscrètes.
Il se dit favorable à l’entrée de la Turquie dans l’UE, mais estime que la Turquie doit auparavant résoudre ses problèmes, en particulier son problème kurde.
La première condition, dit-il, est de développer l’économie locale.
Ensuite, arrêter de considérer tout Kurde comme un membre potentiel du PKK. Arrêter également de les considérer comme des citoyens de seconde zone. Même les Kurdes qui étudient, pense-t-il, n’arrivent pas à obtenir de bonnes places.
Traiter les Kurdes comme des hommes, cesser d’humilier les gens qui vont visiter leurs proches détenus comme prisonniers politiques, ne pas rendre l’obtention d’un passeport quasi impossible pour un Kurde…
Ce sont des conditions de base. Il va plus loin :
Il faut que l’Etat décrète une amnistie générale, ouvre les prisons, libère les prisonniers politiques.
Il faut que l’identité kurde soit officiellement reconnue, qu’elle puisse être inscrite sur la carte d’identité ; il ne veut pas avoir à nier qu’il est Kurde.
Pour lui, il ne peut y avoir d’autre interlocuteur qu’Öcalan dans la résolution du problème kurde. Il pense qu’Apo ne cherche pas une division de la Turquie, même s’il demande une région kurde autonome. Lui-même n’a pas envie de quitter la Turquie, mais à condition d’être traité de façon égale avec les autres citoyens. La situation actuelle, estime-t-il, n’incite pas à rester. Il évoque les nombreux villages des environs qui ont été vidés : qui le fait ? le gouvernement ?
Je lui demande si une autonomie améliorerait vraiment la vie quotidienne des Kurdes, il ne sait que répondre mais il y est favorable.
Il se dit prêt à tout pour défendre les droits des Kurdes. Je lui demande s’il est prêt à prendre les armes : il répond que ce n’est pas pour lui et qu’il est pour une solution démocratique.
Je ne sais si l’opinion de ce vendeur est représentative de l’opinion générale des Kurdes – je pense tout de même que la majorité est de son avis .