Je commencerai ce dernier volet de mes écrits sur mon voyage à l’Est par quelques anecdotes :
Un jour où le guide paraissait un peu nerveux et désireux d’arriver à l’hôtel avant la nuit, on commence à plaisanter sur une attaque du PKK. Je dis au chauffeur, qui était de Kars et dont le père ou la mère était Kurde, qu’il pourrait parler kurde si on se faisait attaquer et qu’on serait sauvé. Il m’a répliqué très sérieusement : « Ils sont pas Kurdes, les gens du PKK ! Ce sont des Arméniens ! »
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A partir d’Ani, nous avons rencontré à plusieurs reprises un groupe d’Arméniens de France qui visitait également l’Est de la Turquie. Dans le premier hôtel, au petit déjeuner, la première dame que nous voyons nous demande s’il y a des Arméniens parmi nous. A notre réponse négative, elle paraît très incrédule : il lui semble apparemment étonnant qu’on puisse visiter l’Est sans être Arménien. Ensuite, elle nous raconte que ces terres appartenaient à leurs grands-parents qui ont été massacrés. Elle nous demande si « on » nous en a parlé. Nous répondons que oui et elle réplique, avec surprise : « Ah oui ? Quand même ? » (Une petite remarque au passage : notre guide turc faisait partie des signataires de la Lettre de Pardon adressée aux Arméniens…)
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Au même hôtel, au pied du Mont Ararat, je discute avec le patron kurde. Je lui demande s’il y a beaucoup d’Arméniens qui viennent visiter le coin. Il me répond qu’il y en a de temps en temps mais qu’ils passent 4 ou 5 heures à admirer le Mont Ararat et qu’ils ne font qu’une visite éclair au palais d’Ishak Pacha, situé tout près, palais ottoman construit au XVIIe siècle par le gouverneur kurde de la région, une merveille architecturale. Je lui demande ce qu’il pense du fait que les Arméniens voudraient récupérer ces terres. Il rétorque : « Si tous ceux qui ont vécu sur ces terres devaient les réclamer, dans ce cas, elles appartiennent autant aux Kurdes. »
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Sur un autre site, nous voyons le même groupe d’Arméniens. Une dame, qui a visité la boutique à la sortie, dit à son mari : « Il y a de très beaux colliers. Je pourrais en prendre pour une telle et une telle. Mais je ne vais quand même pas en acheter ici. Nous serons à Erevan dans quelques jours. »
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Après la visite d’Ani, nous repassons par Kars. J’écarquille les yeux quand je vois un panneau indiquant un « monument du génocide ». Est-ce qu’ici, la ville aurait reconnu ce génocide alors que cela pose tant de problèmes entre Turcs et Arméniens ?! Et puis, je comprends : le monument est érigé à la mémoire des victimes turques de 1915 !
Certains me répliqueront : qu’y a-t-il de choquant à ériger un monument à la mémoire des victimes turques ? Rien. Sauf l’appeler « monument du génocide » alors que la Turquie ne veut surtout pas utiliser ce terme pour les victimes arméniennes… Cela manque de décence…
De l’autre côté de la frontière, à quelques kilomètres de Kars, en face du site d’Ani, les Arméniens ont exploité une carrière dont les pierres devaient servir à ériger une réplique de la cathédrale d’Ani. Cette extraction de pierres à coups de dynamite a encore endommagé ce site historique déjà bien abîmé.
Pendant ce temps, du petit pont qui enjambait autrefois la rivière Arpaçay (ou Akhourian), il ne reste que quelques vestiges de part et d’autre… Quand ce pont sera-t-il reconstruit ?
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De ce voyage dans l’Est, je suis revenue avec deux convictions :
La Turquie doit absolument normaliser ses relations avec l’Arménie si proche géographiquement et si lointaine à la fois et ouvrir ses frontières, dans l’intérêt – ne serait-ce qu’économique – des deux pays. La ville de Kars ressemble à un gros village sous-développé. (J’imagine que de l’autre côté, l’économie ne doit pas être florissante non plus.) L’ouverture de la frontière permettrait certainement un développement économique de ces régions et les habitants pourraient vivre mieux avec des rapports de voisinage normaux.
Et puis, sur le plan humain, il est frustrant d’être si près de l’Arménie, de voir un groupe de l’autre côté qui nous regarde et qu’on regarde, et de ne pas pouvoir se rencontrer. La « Grande Catastrophe » de 1915 pourrait peut-être plus facilement être discutée si Turcs et Arméniens pouvaient d’abord se fréquenter plus aisément au lieu de ne voir dans l’Autre qu’un ennemi à qui on interdit de franchir la frontière...
Ma deuxième conviction est que le problème kurde est le problème crucial de la Turquie et que le pays ne pourra connaître ni la paix, ni la prospérité, sans avoir auparavant réglé ce problème. Quant à l’intégration dans l’UE, je pense que pour l’instant, c’est secondaire. La Turquie doit d’abord dépenser son énergie à lutter pour la stabilité intérieure. Et le faire pour le bien de la Turquie et non pour obéir aux critères imposés par l’UE.
Un de mes compagnons de voyage a demandé à notre guide turc pourquoi la Turquie ne faisait pas appel à un médiateur extérieur pour régler le problème kurde. Comme Behiç, j’estime que les Turcs et les Kurdes sont assez grands pour pouvoir s’entendre sans avoir besoin d’un arbitrage extérieur.
En ce qui concerne l’idée d’une région kurde autonome, je ne suis pas sûre que ce serait la meilleure solution. Les Kurdes éparpillés un peu partout en Turquie – certains mariés avec des Turcs/Turques - iraient-ils vivre dans ces régions moins développées que le reste du pays ? En revanche, une reconnaissance effective des droits socioculturels des Kurdes, des efforts accrus de développement économique des provinces de l’Est permettraient aux gens de vivre comme des citoyens « normaux ». Et d’éradiquer les formes de révolte… L’argent dépensé par l’Etat pour lutter contre le PKK pourrait justement servir à consolider l’infrastructure locale, à créer des emplois, à ouvrir des écoles.
Je ne suis pas pessimiste quant à la résolution de ce conflit. Pendant que j’étais là-bas, tous les journaux évoquaient le « problème kurde » en manchette. On ne nie plus le problème et c’est déjà un grand pas vers sa résolution. De toute façon, à quoi peuvent bien servir des interdits qui sont transgressés tous les jours ? On interdit l’enseignement de la langue kurde alors que les Kurdes parlent kurde entre eux ; dans l’hôtel, à Van, le chanteur qui anime les soirées chante en kurde.
Et puis, pourquoi les petits Turcs ne pourraient-ils pas choisir d’apprendre le kurde comme deuxième langue à l’école ? Après tout, c’est une des langues parlées dans le pays…