J’aimerais ici évoquer et commenter les échanges que j’ai eus tout au long de mon voyage dans l’Est de la Turquie avec les Français avec lesquels je suis partie, à savoir seize personnes, dont plusieurs enseignants, en activité ou à la retraite. Pour la plupart, ces personnes avaient déjà voyagé en Turquie et connaissaient l’Ouest du pays.
A ma grande surprise, j’ai dû constater que la majorité de ces personnes étaient plutôt opposées à l’adhésion turque. Je pensais naïvement que des gens qui avaient choisi de faire un voyage dans l’Est de la Turquie étaient forcément ouverts aux autres et favorables à l’entrée de la Turquie dans l’UE (ce qui, me diront certains, n’est pas contradictoire). Or, même Ginette, qui va chaque année en Turquie depuis trente trois ans, parfois même plusieurs fois par an, ne veut pas d’une Turquie dans l’Europe…
Quels arguments les opposants à l’adhésion turque avancent-ils ?
L’argument religieux
Quelques voyageurs –heureusement minoritaires - n’ont pas d’argument tangible. Ils pensent « comme Sarkozy » ; c’est non à l’entrée de la Turquie dans l’UE, la Turquie n’est pas européenne, c’est l’Asie Mineure, elle a plutôt sa place dans une Union Méditerranéenne…
En examinant de plus près les remarques de ces derniers, il semble évident que c’est surtout la religion qui pose problème : l’Europe est-elle capable d’intégrer un grand pays composé de Musulmans à 99% alors qu’il y a déjà des Musulmans dans l’UE qui ne sont pas intégrés ? Et pourquoi les gens veulent-ils absolument aller vers l’Europe ? Il faudrait plutôt aider au développement des pays d’origine pour que les habitants restent chez eux – et éventuellement, ajouterais-je, que ceux qui sont déjà en Europe retournent chez eux !
L’Islam fait peur à d’autres voyageurs. Si pour Anne-Marie, « l’islamisme n’est pas si visible » dans le pays, d’autres parlent d’ « extrémisme musulman », d’ « envahissement de l’Islam ». Ils font remarquer qu’on ne voit pratiquement pas de femme non voilée dans l’Est. Jean-Philippe rappelle qu’à Tokat, à la piscine de l’hôtel, il y avait des horaires réservés aux femmes et il trouve cela choquant dans un pays qui se dit laïc. Il a également été frappé par le fait que les magasins, à Erzurum par exemple, mettent en avant des tenues vestimentaires de femmes voilées. Alors qu’il s’était senti « chez lui » dans l’Ouest de la Turquie, là, il a l’impression d’être « à l’étranger ». Il se demande si dans quelques années, le pays ne va pas suivre les traces de l’Iran. Il s’interroge également sur le nombre de mosquées neuves qu’on voit dans les régions visitées : un Etat qui finance des mosquées est-il vraiment laïc, se demande-t-il ; le pays ne reçoit-il pas des fonds de l’Arabie Saoudite pour la construction de ces mosquées ? Jean-Philippe précise que son opposition à l’entrée de la Turquie dans l’UE n’est pas nourrie par la différence de religion, mais par le fait que pour lui, il n’y a pas dans le pays de véritable séparation entre l’Etat et la religion.
Sur ce point, personnellement, même si j’ai été glacée par le conservatisme que j’ai pu constater dans certaines villes, je m’attendais à voir plus de femmes intégralement voilées (en noir) dans l’Est. Le foulard coloré assorti aux vêtements m’a sans doute moins frappée. Quant au fichu traditionnel porté dans les régions rurales, pour moi, ce n’est pas un signe religieux. De plus, j’ai également été étonnée par la facilité avec laquelle on nous laissait entrer dans les mosquées, bras nus, sans foulard. A Trabzon, ville pourtant très religieuse pour moi, comme nous n’avions pas de quoi nous couvrir, nous hésitions à entrer dans une mosquée qui nous paraissait bien belle ; eh bien, c’est l’imam qui nous a fait entrer, et qui a discuté un moment avec nous, content de pouvoir nous dire les quelques mots de français qu’il avait appris à l’école…
L’argument religieux est évoqué par d’autres voyageurs de façon différente. Nicole se dit choquée par l’état de délabrement des sites chrétiens, des églises géorgiennes ou arméniennes, du site d’Ani qui est mal entretenu, pense-t-elle. Elle se demande si ce n’est pas de la provocation de la part des Turcs… Je reviendrai dans un prochain écrit sur les relations turco-arméniennes, mais en ce qui concerne le soupçon de « provocation », je peux d’ores et déjà donner mon opinion – et celle des professeurs d’Histoire qui voyageaient avec moi. Certes, les églises sont peut-être mal entretenues, et moi-même j’ai été affligée par l’état du superbe monastère de Sumela, couvert de tags, aux fresques martelées par les visiteurs…
Mais d’une part, les tags ne sont pas le seul fait des Turcs – on voit des inscriptions dans toutes les langues, même en grec – et d’autre part, il faut un certain temps et un état de développement économique et culturel suffisant pour qu’un pays s’occupe de ses monuments historiques ; aujourd’hui, peut-être un peu tard certes, le site de Sumela est surveillé et on voit les efforts faits pour l’entretenir, voire le restaurer. D’autre part, nous avons également visité Harran, près d’Urfa : de la grande mosquée de Harran, il ne reste que quelques ruines et ce site musulman n’a pas été mieux entretenu que les églises.
Certains font remarquer que l’islamisme fait du tort à la Turquie et que peut-être, il aurait fallu intégrer le pays plus tôt dans l’UE, car, pensent-ils, il y a une trentaine d’années, la Turquie était sans doute plus prête à une adhésion s’il n’y avait pas eu de différend gréco-turc à propos de Chypre…
L’argument économique
Ceux qui ont vu la Turquie de l’Ouest avant ce voyage dans l’Est trouvent que le pays est vraiment coupé en deux. Le mode de vie des Turcs de l’Ouest leur avait semblé plus proche du leur et, sur le plan économique, cette moitié Est de la Turquie, plus pauvre, plus rurale, ne leur paraît pas du tout prête à une adhésion européenne. Lionel et Florence disent retrouver dans l’Est l’ambiance qu’ils ont découverte en 77 à l’Ouest du pays. Christian, lui, qui était plutôt favorable à l’adhésion turque après son voyage à l’Ouest, avoue que ce circuit à l’Est lui a fait changer d’avis ; la région ne lui semble pas assez développée économiquement pour pouvoir intégrer l’Europe. Jean-Philippe fait remarquer que certaines villes que nous avons traversées étaient bien délabrées ; il estime également que la région de la Mer noire était bien pauvre aussi.
Tous ces hommes attablés dans les cafés en pleine journée n’arrangent guère la vision qu’on peut avoir de ces régions : ils donnent l’impression d’un désœuvrement, d’un chômage massif…
Pour mes compagnons de voyage, la Turquie doit d’abord effacer ces différences Est-Ouest avant de prétendre à une adhésion à l’UE. Ils n’étaient pas non plus favorables à l’adhésion de pays comme la Bulgarie ou la Roumanie, ou encore la Tchéquie, qui ne leur semblaient pas assez développés, et pensent que l’UE a fait une erreur en les intégrant si rapidement. Ils reconnaissent pourtant que l’Espagne et le Portugal n’étaient pas non plus bien développés au moment de leur entrée dans l’UE et que l’adhésion leur a permis de surmonter leurs difficultés économiques : pourquoi la Turquie ne connaîtrait-elle pas le même processus ?
L’argument géopolitique
Pour Yves, la Turquie n’est pas assez démocratique (là, on ne peut pas dire que ce soit au cours d’un tel voyage, qu’on puisse faire un tel constat…) et son problème kurde n’est toujours pas résolu. Nicole pense, quant à elle, que ce problème pourrait entraîner une guerre dans l’Europe si la Turquie devenait européenne, et n’a pas envie que l’Europe, qui a connu des guerres meurtrières au cours du 20e siècle, en connaisse d’autres. Elle est pour une « Europe de la défense » et non pour une Europe économique et ne sera jamais favorable à l’adhésion de la Turquie tant que le problème kurde perdurera. Je reviendrai prochainement sur ce « problème kurde »…
Les pays limitrophes de la Turquie posent également problème : selon Yves, les trois pays difficiles de la frontière Sud du pays constituent un désavantage pour la Turquie.
Par conséquent, la Turquie dépense beaucoup d’argent à entretenir son armée alors qu’elle pourrait utiliser cet argent plus utilement, pour l’éducation par exemple.
L’argument démographique
Ce circuit dans l’Est nous a permis de prendre conscience de l’immensité du pays. Et ses quelques 75 millions d’habitants font peur : tous craignent que si on intègre la Turquie, tous les Turcs « émigrent vers l’Europe ». J’ai beau émettre l’hypothèse que si l’adhésion permet un développement économique du pays, les gens ne partiront pas, mes compagnons ne sont pas convaincus. Lionel fait remarquer que dans certains pays comme la Bulgarie, les jeunes attendaient beaucoup de l’Europe, ils pensaient avoir ainsi plus d’emplois, ce qui n’a pas été le cas…
De plus, cela gêne que la Turquie puisse avoir autant de pouvoir politique que la France ou l’Allemagne dans l’UE en raison de l’importance de sa population.
Enfin, quand Nicole me demande s’il y a un contrôle des naissances en Turquie, je ne comprends pas tout de suite. On imagine encore que la courbe démographique de la Turquie grimpe vertigineusement. Lorsque j’explique qu’il y a actuellement dans le pays une campagne pour encourager les jeunes couples à avoir trois enfants, elle en est toute surprise. Une idée fausse qui tombe…
L’avis des eurosceptiques
Ceux-là sont défavorables à l’adhésion turque car ils ne voient pas ce que l’Europe apporte vraiment aux pays qui la constituent. S’il ne tenait qu’à Lionel, il serait même favorable à ce que la France quitte l’UE. A part la monnaie unique, il ne voit pas quel avantage les pays tirent de l’UE.
On m’énumère tous les inconvénients de l’UE, sorte de copropriété où les gens subissent les décisions plus qu’ils n’en profitent. Pourquoi le prix du lait par exemple serait-il décidé à Bruxelles par des gens qui n’y connaissent rien, par des eurodéputés pour lesquels on est obligé de dépenser beaucoup alors qu’on pourrait utiliser cet argent pour le peuple ? Pourquoi certains pays n’en feraient-ils qu’à leur tête – exemple de l’Irlande pour l’avortement – alors que d’autres devraient appliquer des lois votées sans leur accord ? … « Uniformisation », « perte d’identité », voilà des expressions que certains voyageurs associent à l’UE qui ne permet pourtant pas d’atténuer les inégalités de toutes sortes.
Une question se pose alors concernant la Turquie : pourquoi veut-elle adhérer ? A-t-elle vraiment un intérêt à intégrer l’UE ? Certains évoquent la hausse des prix qui s’ensuivrait et qui ne profiterait qu’aux plus riches, aux subventions qui ne serviraient qu’à l’Etat et aux agriculteurs les plus aisés…
Voilà un tableau bien pessimiste que je dresse à l’aide des notes que j’ai prises au cours du voyage. Dans mon prochain article, j’évoquerai les points positifs soulevés par certains – heureusement, il y en a eu…
Quelques remarques :
J’ai eu du mal à l’accepter, mais il faut admettre qu’être contre l’adhésion turque ne signifie pas forcément ne pas aimer la Turquie, ne pas éprouver de l’intérêt pour ce pays, ne pas apprécier l’hospitalité de ses habitants.
Ce n’est pas un scoop, mais les Français ne souhaitent pas que l’UE intègre la Turquie ; nous avons du pain sur la planche pour leur faire changer d’avis, si tant est qu’il faille leur faire changer d’avis…
Je pensais que les relations turco-arméniennes seraient évoquées comme l’un des arguments essentiels contre l’adhésion de la Turquie ; or, à part le délabrement des églises arméniennes, personne n’a soulevé ce problème. Mes amies professeurs d’Histoire auxquelles j’ai fait part de mon étonnement n’ont pas paru surprises, elles pensent que la plupart des Français ne s’intéressent guère aux revendications arméniennes qu’ils connaissent mal et qui ne les concernent pas. Sans doute les personnes comme moi qui s’intéressent de plus près aux relations turco-arméniennes ont-elles une vision déformée de la réalité et croient à tort que tout Français lutte pour la reconnaissance du génocide arménien…
Pour lire ou relire la première partie.