L’arrestation de l’ancien chef d’état-major Ilker Basbug le confirme : l’armée turque, garante de l’orthodoxie kémaliste, est affaiblie. Et désormais contrainte de composer avec le gouvernement AKP.
Neuf ans après son accession au gouvernement, le Parti de la justice et du développement (AKP) savoure sa revanche. Il est parvenu à affaiblir l’armée au point de la contraindre à partager le pouvoir. Mais le mouvement de Recep Tayyip Erdogan a le triomphe discret : l’ennemi a de beaux restes, et il s’agit désormais de pactiser avec lui. Sans état d’âme.
L’AKP revient de loin. Soupçonné d’islamisme rampant, le parti a échappé à sept coups d’État depuis 2002 et frôlé l’interdiction en 2008. Mais il a patiemment tissé sa toile, plaçant ses hommes aux postes clés, s’assurant le contrôle de la police, noyautant une bonne partie de l’administration, déjouant les complots d’autant plus facilement que l’état-major était divisé. Aujourd’hui, 10 % des généraux sont sur le banc des accusés, et, avec eux, des dizaines d’officiers, hommes de main et notables (avocats, journalistes, etc.) censés être leurs relais dans la société civile.
Conforté par ses succès économiques (7,5 % de croissance en 2011) et électoraux (49,9 % aux législatives de juin), l’AKP se sent désormais suffisamment fort pour frapper l’adversaire au cœur. Le mouvement s’est accéléré ces derniers jours : inculpation du général Kenan Evren, 94 ans, l’un des seuls survivants de la junte de 1980 ; perquisition au siège du conglomérat Oyak, symbole de la puissance financière de l’armée, et placement en détention de plusieurs employés soupçonnés de destruction de preuves ; surtout, arrestation, le 5 janvier, du général Ilker Basbug. L’ancien chef d’état-major (2008-2010) est accusé d’avoir été à l’origine de la création de quarante-deux sites internet de propagande s’inscrivant dans un vaste « plan antiréactionnaire » destiné à renverser le gouvernement.
Arrestations en série
Mais les putschistes ne sont plus seuls dans le collimateur d’une justice désormais largement acquise à l’AKP. Au grand dam des démocrates turcs et des institutions européennes, des personnalités réputées pour leur indépendance sont à leur tour arrêtées pour des motifs obscurs.
Entre l’AKP qui s’empare des leviers du pouvoir et une armée soucieuse de préserver ses acquis, les points d’accord ne manquent pas : écraser l’opposition kurde, qualifiée de « terroriste » (y compris celle du parti BDP, représenté au Parlement) ; faire taire les démocrates (comme l’éditeur Ragip Zarakolu, détenu dans une prison de haute sécurité) ; refuser toute reconnaissance du génocide arménien ou toute concession sur Chypre. Les réformes et le processus d’adhésion à l’Union européenne, dont l’AKP s’était servi pour asseoir sa légitimité en 2002, sont au point mort et ont toutes les chances d’y rester.
Main dans la main
« Alors que la situation sécuritaire se détériore énormément dans le Sud-Est, on voit bien que le gouvernement et l’armée travaillent main dans la main pour décimer l’opposition kurde », confirme un analyste politique. De fait, lorsque le général Özel, l’actuel chef d’état-major, s’est dit opposé à l’utilisation de la langue kurde dans l’enseignement public et s’est fait traiter de vulgaire « caporal » par le leader du BDP, Erdogan a ardemment pris sa défense.
« L’armée n’attache pas d’importance aux personnes, pas plus à Basbug qu’à un autre, souligne un sociologue stambouliote. Elle se bat pour que sa ligne prévale. Voyant que, désormais, l’AKP reprend à son compte son idéologie nationaliste et militariste, elle le laisse faire, en tâchant de préserver son prestige fortement écorné. » Son prestige, sans doute, mais aussi ses intérêts économiques et les prérogatives politiques qu’elle exerce au sein du Conseil de sécurité nationale, ce qui rend peu probable l’établissement d’une nouvelle Constitution garantissant de vraies libertés publiques.