Ce livre, pourtant ancien, traite d’un sujet toujours autant d’actualité en Turquie, qui génère toujours autant de colère, d’incompréhension mais aussi d ‘impuissance. Les études antérieures faites sur ce sujet nous montrent qu’il s’agit d’un fait propre majoritairement aux populations rurales du Sud Est de la Turquie mais aussi de la Mer Noire.
Or, bien que dans les discours, ces pratiques soient toujours sujettes au déni (« Il n’y en a pas chez nous, c’est chez les autres que cela se passe ») ces pratiques tendent à se déplacer dans les grandes villes avec l’immigration et font désormais partie des débats quotidiens.
Une présentation du livre : Artun Ünsal, Tuer pour survivre. La vendetta, 1990, L’Harmattan, 178pp.
La violence de l’acte, les liens du sang unissant le criminel à sa victime, les motifs du meurtre… tout nous semble incompréhensible et loin de nous.
Or, le livre d’Artun Ünsal apporte, à travers une étude détaillée et illustrée statistiquement, une toute autre version de ces faits et nous éclaire à la fois sur l’acte en lui-même, mais aussi, et c’est là toute la nouveauté, sur l’état d’esprit de celui qui pratique le crime de sang (kan davasi).
Ces crimes paraissent, aux individus extérieurs à ces coutumes, barbares et on pense, souvent à tort, qu’il s’agit d’actes pulsionnels, illogiques. Or, nous sommes loin du crime passionnel (tutku cinayeti), commis par la folie passagère. Au contraire, tous ces crimes ont une logique pour les personnes qui les commettent. Or, n’y adhérant pas, sans même s’interroger dessus, nous ne pouvons que l’observer de l’extérieur. Ce qui nous choque le plus alors, n’est plus l’acte en lui-même, mais cette logique, ces motifs futiles, pour lequel le crime de sang est commis.
Une justice injuste
Nous sommes spectateurs. Comme le sont, malheureusement, les instances juridiques face à ce phénomène. Que doit-on punir dans cet acte ? L’acte en lui-même ou toutes les coutumes dont il découle ? Bien sûr, le tueur est puni car les règles sociales sont des lois s’appliquant à tous les citoyens. Cette peine s’applique alors à cette personne-ci, pour ce meurtre-là, en omettant l’aspect répétitif et continuel du crime de sang.
Or, ce que nous avons tendance à oublier, et ce que l’auteur nous rappelle souvent dans cet ouvrage, est que la vendetta est un phénomène collectif. Et c’est là que réside tout le problème. Mettre en prison le tueur dans ce cas-là, va certes être la solution proposée par le système juridique, mais ne servira malheureusement pas à dissuader les pratiquants de la vendetta.
Nous sommes face ici à un phénomène qui prône la continuité, qui met en scène plusieurs générations ; il s’agit d’un problème venant des ancêtres, donc lié au passé, se répercutant encore dans le présent et créant des conflits entre les membres des groupes survivants. Ici, on peut alors mieux comprendre pourquoi la solution proposée par le système juridique, qui est d’enfermer le coupable en prison, ne change en rien le déroulement des choses. Si le crime de sang doit se faire, il se fera. Une fois qu’il sortira de prison, l’individu sera considéré par les siens comme ayant accompli son devoir face à la communauté. Et cela est la seule finalité. Or cela n’empêchera pas que les crimes de sang ne se perpétuent pas encore dans la même famille de cet individu, jusqu’à ce que l’honneur soit sauvé. Le seul moyen pouvant permettre l’arrêt des conflits est l’entente entre les deux familles.
Les crimes de sang : une certaine rationalité
D’après l’auteur, tout est basé sur une certaine logique de calcul : la personne a tué, celle qui va le faire, les stratégies afin d’éviter la peine la plus élevée… Ainsi, on préférera les plus jeunes afin que ceux-ci bénéficient des peines pour les mineurs et sortent ainsi plus rapidement.
On voit que tout est rationnel : cela apporte une nouvelle dimension et nous éloigne du contexte définissant la vendetta comme étant seulement un acte primitif, barbare, alors qu’il s’agit d’un acte très (ou trop) rationnel. Les tensions sont généralement liées à un problème de partage des terres en nombre limité. Les mariages suivent aussi cette logique : ainsi, les mariages « calculés » permettent aux individus d’élargir leurs terrains en s’unissant avec une autre famille.
On critique le meurtre en lui-même, on croit que celui-ci est commis par dépit. Alors que le groupe tue pour sauver ses intérêts : sauver l’honneur sali, gagner des terres, montrer le courage des membres du groupe à l’autre groupe ennemi… Tout cela pour accroître son « prestige », son autorité aux yeux des autres. « C’est l’affirmation de soi par la négation de l’autre » (Hesnard).
Ce qui nous dérange, et qui est trop rationnel, est que les intérêts du groupe passent avant la vie d’une seule personne : cela nous semble inhumain, surtout dans la société actuelle, dans laquelle les droits individuels sont censés être protégés par les lois. Or, « la personne » par définition est ici inexistante : elle ne représente qu’un infime élément du groupe, un élément qui se « fond » dans le groupe et on préférera la survie du collectif plutôt que celle de l’individuel.
Un devoir obligatoire
D’ailleurs, sauver l’honneur est un devoir, pour lequel la vie vaut la peine d’être sacrifiée. Il est plus important que la vie. D’après l’étude faite par l’auteur, la plupart ne savent même pas pourquoi ils tuent. Ou, du moins, ils savent que c’est pour l’honneur. Ici, l’important n’est pas l’action (dans ce cas précis, éliminer l’élément perturbateur) mais le but (sauver l’honneur). Cet objectif relève du devoir.
Le problème, est que ce devoir, la plupart du temps, ne repose pas sur la croyance de bien faire mais sur l’obligation de faire.
Et c’est là que le livre apporte une nouveauté aux études antérieures faites sur le même sujet : l’auteur interroge les personnes ayant commis un crime pour l’honneur afin de cerner les motifs, leur état d’esprit mais aussi leur positionnement par rapport à leur acte. A la question « quelles sont les raisons pour lesquelles peut-on commettre un homicide ? », la réponse la plus citée est certes « pour défendre l ‘honneur et les siens » ; or, la deuxième réponse est « par sentiment d’obligation ». Ce n’est qu’après le passage en prison, que les auteurs de ces crimes se rendent compte que c’est leur milieu d’origine qui est le principal responsable de cet acte de violence. Pour eux, ces crimes ne sont pas source de fierté. Ils sont conscients et soulignent aussi, qu’une fois rentré dans ce tourbillon de violence, il n’est pas facile d’en ressortir car le groupe adverse viendra toujours à leur poursuite. Cela suit la logique de « l’eau dort mais l’ennemi jamais » (« Su uyur, düşman uyumaz »). C’est pourquoi, la solution est souvent de migrer dans un autre milieu, dans une autre ville pour ne jamais revenir dans le village d’origine. Ils sont nombreux à vouloir partir loin, à vouloir commencer une nouvelle vie. Comme si, une fois le devoir accompli, une fois le poids des coutumes et de la famille, des ancêtres et du sang soulagés par le meurtre, ils pouvaient enfin commencer à penser à leur présent et à leur avenir, dont ils seront les seuls à décider.
Des solutions insuffisantes
Face à tout cela, l’auteur nous livre quelques solutions qui seraient entre autres de promouvoir une meilleure distribution d’une justice plus juste : ne pas accorder aussi facilement des circonstances atténuantes pour les crimes de sang et éviter de faire profiter les criminels de l’amnistie, qui leur permet de retourner au village et de perpétuer la vendetta. Une autre solution, cette fois-ci locale, se baserait sur une éventuelle réforme agraire permettant d’adoucir les tensions liées à la terre.
On constate ici, une fois de plus, qu’il s’agit de solutions extérieures au phénomène, qui pourraient s’en doute limiter un peu les ravages des crimes de sang, sans toutefois faire disparaître complètement cette pratique. Il ne faut pas oublier que la vengeance par le sang est indépendante des lois de la société globale et que des solutions d’ordre administratifs, économiques et sociales imposées par le haut risquent de ne pas changer grand chose à ce phénomène qui repose essentiellement sur des coutumes ancrées dans les comportements locaux. D’ailleurs, l’exemple est encore visible aujourd’hui car nous n’avons toujours pas, malgré l’ancienneté de ce problème, trouvé de solutions efficaces par la répression.
Peut-être faudrait-il alors aider à mieux s’intégrer ces populations à la société actuelle globale en les faisant participer activement à la production du pays, et non de renforcer les distinctions entre le Eux et le Nous qui ne se basent que sur la pratique ou non des crimes de sang. Il s’agirait alors d’une solution ne s’arrêtant pas seulement au niveau local et ne cherchant pas à intervenir de manière directe sur les coutumes. Cette intégration progressive permettrait à ces populations de renforcer leur sentiment d’appartenance au pays, et donc à ces règles, et ainsi, de s’adapter aux lois juridiques du pays (et non plus à celles de la communauté au niveau local) qui sont faites pour être appliquées par tous les citoyens, quelques soient leurs coutumes.