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Pourquoi l’armée turque restera chez elle

jeudi 25 octobre 2007, par Ian Bremmer

Juste au moment où les conflits politiques de l’année passée commençaient à se dissiper en Turquie, une nouvelle attaque meurtrière lancée par des séparatistes kurdes contre des soldats turcs a poussé le gouvernement à proférer des menaces d’attaques militaires au nord de l’Irak.

Ces éventuelles attaques comportent des risques pour la Turquie, pour l’Irak et pour les États-Unis. Pourtant, il y a des raisons de douter que la situation soit aussi dangereuse que les derniers gros titres des journaux le laissent entendre. La Turquie accuse les Kurdes irakiens d’abriter entre 3 000 et 3 500 de ses activistes kurdes les plus virulents – les guérillas séparatistes du PKK sont tenues pour responsables de la mort de 80 soldats turcs cette année. Les événements ont atteint un point critique le 7 octobre lorsque des combattants kurdes ont tué 13 soldats turcs près de la frontière de la Turquie avec l’Irak.

Carte du nord de l'IRAKLe gouvernement du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan a réagi face aux demandes de la population turque de prendre des mesures.

Le 17 octobre, malgré les appels à la patience et à la modération lancés par l’Irak et les États-Unis, les parlementaires turcs ont autorisé Erdogan, à 507 voix contre 19, à ordonner des assauts militaires transfrontaliers vers l’Irak à tout moment l’année prochaine. Si Erdogan a adressé un message vigoureux aux Kurdes irakiens, il est probable que, pour plusieurs raisons, l’armée turque limite ses opérations à des incursions à petite échelle et à des attaques aériennes sur des cibles précises au lieu de déclencher une guerre totale. Tout d’abord, l’armée turque n’a aucun intérêt à se mêler des querelles sectaires de l’Irak. Une invasion de grande ampleur pourrait faire dégénérer les guérillas kurdes qui sévissent en Irak en une bataille prolongée et sanglante avec les forces turques – ce qui ne ferait que nuire au soutien dont bénéficie le gouvernement d’Erdogan dans son pays et à l’étranger.

Ensuite, le gouvernement turc tient à faire progresser les démarches du pays pour rejoindre l’Union européenne. Une invasion de l’Irak mettrait un terme définitif à ce processus. Javier Solana, haut représentant de l’Union européenne pour la politique étrangère, a fait comprendre clairement que l’Europe s’opposait fortement à toute opération militaire turque à grande échelle en Irak. Puis, la Turquie sait pertinemment que les séparatistes kurdes de Turquie n’attendent qu’une chose : qu’elle lance une attaque sans réserve en territoire irakien. Peut-on imaginer meilleur moyen de porter atteinte à la Turquie que de faire entrer son armée en conflit avec l’Irak, les États-Unis et l’Union européenne ? Erdogan n’a pas l’intention de tomber dans ce piège.

Gardant cela à l’esprit, il convient de considérer davantage la décision récente du Parlement turc comme un ultimatum adressé au gouvernement régional kurde irakien pour qu’il expulse les Kurdes turcs et comme une tentative de convaincre les États-Unis d’utiliser leur influence considérable dans cette partie du monde. Il s’agit purement et simplement de politique, et non d’une déclaration de guerre. En effet, l’autorisation parlementaire est prudemment formulée afin de souligner que les cibles de la Turquie sont limitées : elle insiste sur le fait que l’armée turque n’a pas l’intention d’occuper les territoires irakiens ni de menacer les Kurdes irakiens ou leur infrastructure pétrolière. Un assaut risquerait de décourager les étrangers d’investir dans les provinces kurdes. Qui plus est, la Turquie n’a pas de raison de s’en prendre aux ressources de compagnies pétrolières étrangères.

De son côté, le gouvernement central irakien est conscient des risques et s’en tiendra probablement à une modération maximum. Une offensive turque restreinte au nord de l’Irak provoquera peu de réactions en dehors de la condamnation publique et d’affirmations emphatiques de la souveraineté irakienne. Les menaces à l’infrastructure pétrolière autour de la ville de Kirkouk au nord de l’Irak et à d’autres territoires sous contrôle du gouvernement régional kurde sont minimales. Le gouvernement turc sait que toute manœuvre visant à fermer le millier de kilomètres de pipelines qui va de Kirkouk au port méditerranéen turc de Ceyhan aurait un faible impact à court terme, étant donné que la majorité des exportations de pétrole irakien part du sud, à des centaines de kilomètres de la frontière avec la Turquie. De plus, l’armée turque est en mesure d’accentuer la pression sur les Kurdes irakiens par des mesures beaucoup moins drastiques, par exemple, en fermant le point de passage principal entre les deux pays – voie importante pour les vivres, les marchandises et le carburant qui leur sont destinés. Elle peut aussi interrompre l’exportation d’électricité vers le nord de l’Irak.

Toutefois, même les opérations militaires de faible envergure comportent des risques. Si le PKK est capable de lancer une attaque majeure sur des soldats ou des civils en territoire turc, le tollé public pourrait ne laisser d’autre choix à Erdogan que d’augmenter la mise. Le refus de la Turquie de négocier directement avec le gouvernement régional kurde au nord de l’Irak ne fait que compliquer la situation. En effet, la Turquie craint que des négociations ne reviennent à reconnaître tacitement que les Kurdes irakiens ont gagné un certain degré d’autonomie à l’égard de Bagdad. Et c’est un pas de trop pour l’armée et les nationalistes turcs.

Le Premier ministre irakien Nouri al-Maliki se trouve lui aussi dans une situation délicate car des attaques militaires turques dans les provinces au nord de l’Irak pourraient mettre à mal le soutien kurde dont dépend de plus en plus son gouvernement. Les Kurdes et les Arabes sunnites ont déjà du mal à accepter la réaction modérée d’al-Maliki face au pilonnage récent des territoires irakiens par l’Iran – dirigé contre les activistes kurdes iraniens tentant de fuir par sa frontière avec l’Irak. La situation comporte également des risques pour les États-Unis. Une grande partie du ravitaillement destiné aux soldats américains en Irak en Afghanistan transite par la base aérienne de Incirlik en Turquie. Avec l’éventualité que la Chambre des représentants américains approuve une résolution accusant les Turcs du génocide d’Arméniens de souche il y a 90 ans, le moment est particulièrement mal choisi pour que les deux pays entrent en conflit au sujet de l’Irak.

Si l’on met de côté les pires scénarios, une invasion turque au nord de l’Irak servirait uniquement les intérêts des séparatistes kurdes de Turquie. C’est pourquoi il est possible que la modération s’impose ; de même que des opérations transfrontalières limitées, et non une guerre entre la Turquie et les Kurdes irakiens.

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Sources

L’Orient le Jour
Ian Bremmer préside l’Eurasia Group, un cabinet de conseil international spécialisé dans les risques politiques. Il est l’auteur de The J Curve : A New Way to Understand Why Nations Rise and Fall (La Courbe J : une nouvelle manière de comprendre la grandeur et la décadence des nations).

© Project Syndicate, 2007. Traduit de l’anglais par Magali Decèvre.

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