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Lettres de Turquie : Ankara

jeudi 18 janvier 2007, par Guy Sorman

Source : le blog de Guy Sorman, le 26-11-2006

Mualla Selçuk est une grande blonde hollywoodienne, élégante. Le propos semblera sexiste et déplacé mais j’ignorais avant de pénétrer dans son bureau que Mualla Selçuk était le doyen, ou la doyenne, de la Faculté de théologie musulmane de l’Université d’Ankara.

Cette Faculté forme et contrôle les principaux imams et muftis qui gèrent les soixante-dix mille mosquées de Turquie. Elle fixe les normes du bon islam turc, celui que l’Etat recommande et soutient. Mualla Selçuk est aussi l’auteur des manuels d’éducation religieuse obligatoire dans toutes les écoles du pays, deux heures par semaine de catéchisme musulman à l’école primaire, une heure au collège.

La doyenne n’est donc pas voilée, pas même de ce foulard minimaliste qui souligne la loi chez les jeunes femmes de Turquie. À cette même réunion à la Faculté de théologie participe une autre de ses collègues, d’allure tout aussi occidentale, auteur d’une Vie de Mahomet ramenée à ses seuls comportements moraux ; le troisième, expert en philosophie musulmane, ne semble guère embarrassé par sa dépendance hiérarchique envers ses deux collègues féminines. Cette assemblée n’est pas une mise en scène destinée à me persuader de la libération des femmes dans l’islam turc : cette équipe, qui reçoit peu de visiteurs étrangers (elle le regrette), est véritablement responsable du contenu de l’enseignement de l’islam aux enfants et à ses prêtres. Or, parmi toutes les versions et interprétations possibles de l’islam, lequel dispense-t-on officiellement en Turquie ?

À l’inverse des versets que les enfants mémorisent et ânonnent en arabe, sans rien y comprendre, dans la plupart des pays musulmans, le catéchisme turc est en turc. Il décrit les grandes étapes de la vie du Prophète, mais insiste avant tout sur le contenu de son enseignement : une morale universaliste, quasi laïque. Sous couvert de l’islam, les enfants turcs ingèrent des leçons de morale peu différentes de ce que les petits Français apprenaient à l’école laïque et obligatoire, il y a une génération de cela, avant que toute leçon de morale ne disparaisse de notre enseignement. Il est aussi remarquable que le catéchisme musulman en turc fasse référence aux autres grandes religions du monde, situant l’islam comme une révélation parmi d’autres révélations ; Marie et Jésus sont explicitement cités parmi les sources d’inspiration des musulmans.
Comment ce catéchisme surmonte-t-il les dissensions en islam même, ces schismes qui divisent les musulmans entre eux plus encore qu’ils ne dressent l’islam contre le christianisme ?

Mualla Selçuk a surmonté l’obstacle en ramenant l’islam à ses fondements moraux. Sunnites et Alévis en Turquie sont profondément divisés sur le culte d’Ali gendre du prophète, mais ils partagent les mêmes codes éthiques ; ce sera l’éthique que l’on enseigne. Reste à aborder le statut de la femme en islam, dont la doyenne admet qu’elle est entre Occident et islam, la principale source de discorde. Le malentendu, à suivre notre interlocutrice, tient à la confusion entre la révélation et la tradition, malentendu tout d’abord dans l’esprit des musulmans. Le Coran, s’il invite les femmes à la modestie, ne les oblige pas à se voiler : de quel voile s’agirait-il d’ailleurs ? On observe dans les mondes musulmans une infinité de variétés de ces voiles, du plus opaque en Afghanistan ou en Arabie, au plus elliptique en Turquie et en Malaisie. En Turquie même, les codes varient depuis le fichu coloré de la paysanne anatolienne jusqu’au foulard élégant des étudiantes d’Istanbul, associé au blue jeans et au maquillage. Dans les métamorphoses du voile, la plus récente en Turquie est celle du voile dissimulé par une perruque, permettant aux étudiantes musulmanes militantes de transgresser l’interdiction du voile dans les universités publiques.

Mualla Selçuk plaide donc pour la liberté du choix : elle-même n’éprouve pas le besoin de se voiler pour se sentir et s’affirmer comme musulmane. Pour d’autres, le voile peut être une tradition familiale, villageoise souvent, ou une affirmation publique de son islam, ou une contrainte imposée par des proches ou un contrat passé avec ceux-ci : une jeune femme sort voilée pour rassurer ses parents et, de cette manière, stratagème, elle leur échappe. Le voile couvre donc une infinie diversité de situations sociales, plus sociales que religieuses.

Le voile n’est-il pas prohibé à l’Université et dans les administrations publiques ? La Doyenne regrette cette atteinte à la liberté du choix qui, à regret, perdurera aussi longtemps que musulmans et militants laïcs ne sauront pas distinguer entre Révélation et traditions.

L’apparente prolifération des voiles ces dernières années en Turquie, du moins dans la perception qu’en ont les Occidentaux ( tout comme le miltants laïcs turcs) , confondrait donc en un tout, appelé à tort réislamisation, des codes très divers. Le plus grand nombre de ces voiles nouvellement apparus dans les grandes villes , celles que fréquentent les Européens, doit moins à une réislamisation qu’à l’immigration dans ces villes de populations anatoliennes, traditionnelles et jusque-là invisibles. Les villes turques ne se sont pas véritablement islamisées ou réislamisées ; elles ne font que ressembler à la Turquie toute entière, effaçant la distinction entre l’islam discret des villes et l’islam populaire des campagnes. La Tuquie à 99% musulmane , un terme arc en ciel car être musulman est ici une civilisation autant qu’une religion ; on rencontre en Turquie des musulmans athées , des pratiquants intermittents et - c’est l’exception - des Salafites nostalgiques du temps du Prophète. On est en somme, musulman en Turquie à la manière dont on est Chrétien en Europe occidentale .

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