Quelques semaines après la décision prise par l’Union européenne (UE), le 11 décembre 2006, de suspendre partiellement les négociations d’adhésion avec la Turquie, celle-ci a décidé d’ouvrir elle-même, unilatéralement, les huit chapitres gelés par Bruxelles.
Il s’agit d’avancer sur la voie des réformes, explique au Monde l’ambassadeur d’Ankara auprès de l’Union, Volkan Bozkir. Autrement dit, en se fondant sur la première phase des négociations, le gouvernement va continuer ses efforts, sans attendre la reprise des discussions, pour se conformer à l’acquis communautaire, c’est-à-dire aux lois et aux normes de l’Union.
Le message est clair. La Turquie veut donner l’image d’un pays sérieux, fidèle à ses engagements, qui refuse toute déclaration intempestive et qui continue de se réformer pour devenir un Etat moderne.
« Si vous comparez la Turquie à quelques-uns des pays récemment entrés dans l’Union, vous reconnaîtrez que sa situation est bien meilleure que la leur, sur le plan économique comme sur le plan politique », affirme M. Bozkir. Ce travail de persuasion, le courtois ambassadeur d’Ankara, en poste à Bruxelles depuis décembre 2005, n’est pas le seul à l’accomplir dans la capitale belge. Plusieurs représentants des milieux économiques turcs y mènent une campagne active pour l’adhésion de leur pays.
Doutez-vous de l’intérêt pour l’Union d’accueillir la Turquie ? Cliquez sur le site Internet de la Tüsiad, Association turque des industriels et hommes d’affaires (www.tusiad.org), vous y trouverez dix arguments destinés à vous convaincre. Le Medef turc y explique quelles seront les « principales contributions » du futur Etat membre dans dix domaines, qui vont de l’économie à la sécurité en passant par l’énergie et l’environnement.
L’entrée de la Turquie, affirme-t-il, élargira la taille et la compétitivité du marché intérieur, offrira « des opportunités significatives » aux entreprises européennes, contribuera à l’approvisionnement énergétique de l’UE, donnera à celle-ci une voix plus forte sur la scène internationale, éloignera le scénario du « conflit des civilisations », doublera la richesse de l’écosystème européen, consolidera la politique de sécurité.
Installée dans un bel immeuble de l’avenue des Gaulois, au cœur du quartier européen de Bruxelles, la Tüsiad, souligne son représentant permanent, Bahadir Kaleagasi, s’adresse à plusieurs sortes d’interlocuteurs. Elle vise d’abord « le monde des entreprises européennes », qu’elle fréquente au sein de l’Union des confédérations de l’industrie et des employeurs d’Europe (Unice), organisation patronale européenne, que préside Ernest-Antoine Seillières.
« Sur le plan économique, la Turquie fait déjà partie de la famille européenne », dit M. Kaleagasi. L’association joue aussi un rôle de lobby auprès des institutions européennes, nouant des contacts qui faciliteront, le moment venu, la transition. Enfin, elle mène des actions d’information et de communication tant auprès du public européen que du public turc.
La Tüsiad est l’un des divers groupes de pression qui assurent la présence de la Turquie dans les antichambres de l’Union européenne, avant qu’elle n’en devienne, espère-t-elle, membre de plein droit.
Ankara est déjà membre de plusieurs organisations européennes, comme le Conseil de l’Europe, à Strasbourg, dont dépend la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), ou Eurocontrol, à Bruxelles, qui veille à la sécurité aérienne, mais l’accès aux institutions de l’Union lui est encore interdit. Seule exception : elle est invitée, au titre de pays candidat, avec la Croatie et la Macédoine, aux conseils des ministres dits informels, c’est-à-dire sans pouvoir décisionnel.
Elle était également représentée, au même titre, à la Convention chargée d’élaborer, en 2002-2003, le projet de Constitution européenne. Lorsque le traité d’adhésion avec l’Union sera signé, elle aura droit à des observateurs au Parlement et au Conseil. En attendant, c’est de l’extérieur que les Turcs de Bruxelles plaident la cause d’Ankara.
D’autres organisations patronales sont représentées à Bruxelles, comme la Confédération turque des associations d’employeurs (Tisk), affiliée aussi à l’Unice, ou encore l’Union des chambres de commerce et des bourses de commerce de Turquie (Tobb), dont le délégué, Bülent Bilgic, souligne le rôle dans la défense des entreprises, ou l’Association des exportateurs de textile (ITKIB). L’Association des jeunes entrepreneurs de Turquie (Tügiad), présidée par Murat Sarayli, fait partie de la Confédération européenne des jeunes entrepreneurs (YES for Europe), dont le siège est à Bruxelles et dont M. Sarayli est aussi le président. YES for Europe, qui rassemble de jeunes entrepreneurs de treize pays, entend maintenir le dialogue avec les institutions européennes pour s’assurer que leurs initiatives « reflètent l’esprit d’entreprise en Europe ».
Un autre organisme, la Fondation pour le développement économique, se propose de « faciliter le processus d’adhésion » et d’y associer activement le monde des affaires turc. Son délégué, Halut Nuray, souligne le travail de promotion menée auprès des institutions européennes et des délégations des Etats membres.
Du côté syndical, la présence est plus modeste. Ancien réfugié politique en Belgique, Yücel Top est le délégué de la Confédération des syndicats progressistes (Disk), une des quatre confédérations turques membres de la Confédération européenne des syndicats (CES), mais il représente, à Bruxelles, l’ensemble du mouvement syndical. Il soutient l’adhésion de la Turquie tout en affirmant se situer sur un autre terrain que les porte-parole du patronat. « Nous ne sommes pas des marchands, nous défendons un projet politique », affirme-t-il. « Les employeurs ont une grande influence sur le gouvernement, les travailleurs, non », ajoute-t-il, en rappelant que l’Union demande à Ankara d’assurer un meilleur respect des droits syndicaux. L’entrée de la Turquie suscite encore la méfiance, reconnaît-il, avant d’annoncer un grand projet d’échanges « pour changer les préjugés des deux côtés ».
Quelle que soit leur obédience, les représentants de la Turquie à Bruxelles sont convaincus que l’avenir de leur pays est dans l’Union européenne, pour le grand bénéfice des deux parties. Ils regrettent que la question chypriote, qui a provoqué la suspension des négociations, en soit venue à supplanter toutes les autres considérations. Pour eux, elle relève principalement des Nations unies et ne devrait pas interférer avec le processus d’adhésion.