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La Turquie moderne, une chance pour l’Europe (2)

mercredi 5 août 2009, par Patrick Kernen

Une méconnaissance profonde

Ces positions et cette imbrication de nos destins ne laissent pas les peuples indifférents à l’autre. Cela rappelle l’incompréhension d’un siècle entre l’Allemagne et la France puis le fait que ces deux pays ont été le moteur principal de la communauté européenne pendant 30 ans. Entre l’Europe et la Turquie, il semble exister un fossé d’incompréhension, généralement dû à la méconnaissance et la peur mutuelles dues à des raisons historiques. Certains Européens ne comprennent pas que le gouvernement turc refuse de qualifier le massacre des Arméniens de génocide alors que tous ses auteurs sont morts depuis longtemps. Une pétition a été lancée par des intellectuels turcs fin 2008 pour demander la pardon à l’Arménie sans déclencher les foudres du gouvernement. Le dossier avance tranquillement.

Les Allemands sont choqués, à juste titre, d’entendre le Premier Ministre turc qualifier de « crime contre l’humanité » l’assimilation des Turcs immigrés en Allemagne alors que nombreux sont ceux qui désirent être intégrés. Les Européens sont choqués de meurtres de Chrétiens ou d’Arméniens, commis par des extrémistes, qui restent l’exception. Ils sont écœurés des crimes d’honneur commis par des frères ou pères sur des femmes turques, même établies en Europe, au nom d’une certaine conception de la vie. Récemment, une famille entière a été condamnée à perpétuité dans ne telle affaire. Pour leur part, les Turcs sont outrés par les ratonnades menées par les néo-nazis allemands.

Les Européens s’inquiètent que le gouvernement turc soit officiellement islamiste depuis 7 ans mais oublient qu’un toilettage du système juridique, notamment l’abolition de la peine de mort, a été mis en œuvre de manière volontariste. Les Turcs sont déçus des délais imposés pour négocier leur adhésion à l’UE. Les Européens ne comprennent pas que Chypre, juridiquement membre de l’UE, est toujours occupée en partie par l’armée turque et de fait divisée.

Les Européens sont inquiets de l’immigration turque en Europe, notamment en Allemagne et en Belgique, et des enlèvements de ressortissants européens par le PKK. Ceci étant, tous les voyageurs revenant de Turquie, surtout sa partie occidentale, reviennent charmés de l’accueil et rassurés de voir un pays développé et moderne. L’Anatolie de l’Est suit pas à pas, du moins ses villes.

En tout cas, le Turc moyen n’est pas prêt à rentrer dans l’UE à n’importe quel prix et les Européens pas prêts à accueillir ce grand voisin. Depuis 2 à 3 ans, les sondages notent un désamour du citoyen turc et l’adhésion de la Turquie fait souvent figure d’épouvantail bien commode pour certains hommes politiques européens.

Ma Turquie

J’ai eu la chance de découvrir la Turquie en 1982 et y suis retourné assez souvent. A chaque fois, j’ai été très bien accueilli et ne me suis jamais senti en insécurité sauf une fois alors que je voulais escalader le mont Ararat, le PKK patrouillait ses flancs et faisait alors la chasse aux alpinistes.

Ma compagne, qui y a conduit de nombreux groupes de touristes français pendant 10 ans, et moi avons assisté à l’élévation constante du niveau de vie du pays, au développement intensif de ses villes et, malheureusement, à la perte partielle de son charme. Une adhésion à l’UE ne ferait qu’accélérer le processus de perte de charme, comme on l’a vu avec, dans les années 1980, la Grèce, le Portugal, l’Espagne, l’Irlande et récemment avec les pays de l’Est. Tous deux, nous avons choisi la Cappadoce comme résidence secondaire, sans peur et avec enthousiasme.

Le pari sur la Turquie

Quels seraient les avantages de laisser la Turquie durablement hors de l’Union Européenne ? *

Nous pourrions naïvement croire possible d’éviter une invasion de travailleurs turcs mais ceux qui ont voulu venir sont déjà là et nombre d’entre eux sont repartis en retraite dans leur patrie. Récemment, l’adhésion en mai 2004 de 10 pays nouveaux, dont la population était équivalente à celle de la Turquie, sont entrés dans l’UE et nous n’avons pas été envahis. Au contraire, la croissance induite chez nous par le rattrapage de leur niveau de vie a créé des emplois dont personne ne s’est plaint. Il faudra vraisemblablement résoudre le désordre financier causé par la récession depuis 2008 dans cette zone, certains pays étant quasiment en faillite. Ce serait également le cas avec la Turquie. Evidemment, un tel appel d’air ne peut survenir tous les 5 ans, surtout au regard de la crise qui frappe de plein fouet la Turquie, mais il faut le gérer en pesant le pour (croissance nouvelle, dynamisme démographique, sécurité) et le contre (aides à fournir, immigration incontrôlée, délinquances et mafias facilitées…).

Le risque pour nos valeurs semble limité au vu du développement rapide de la Turquie et de la diversité européenne, les cultures nationales n’ayant pas été diluées dans la soupe européenne. Nous n’avons jamais eu autant de richesses culturelles en Europe, chaque région voulant être reconnue sur la scène européenne comme bien spécifique. Il faudrait bien sûr être vigilant.

Qui pourrait penser que l’armée turque, aussi forte soit-elle, pourrait se laisser déborder par l’extrémisme ? En ce moment, personne, car l’armée est bien implantée, surveille et manipule le pouvoir. Elle est de plus très respectée du peuple, sauf par certains kurdes. Mais sait-on jamais ?

Que se passerait-il si la Turquie devenait un état islamiste extrémiste où la religion prédominerait et dirigerait les idées et les actes des dirigeants en place ? Le Premier ministre turc s’implique dans le conflit à Gaza mais la population turque prend fait et cause avec les victimes civiles palestiniennes. Son esclandre au forum de Davos 2009 était vraisemblablement sincère et a été très apprécié de la population. L’échéance électorale de fin mars 2009 lui fait prendre des positions plis proches des arabes et de l’Iran que de ses alliés traditionnels occidentaux : il va même jusqu’à encourager tacitement l’Iran à continuer son programme nucléaire militaire.

A plus ou moins long terme, la Turquie pourrait avoir tendance à se rapprocher encore plus de nations comme l’Iran et le Pakistan voisins, à notre détriment évident. Il se constituerait alors un arc islamiste, incontrôlable et dangereux surtout doté d’armements atomiques, comme c’est déjà le cas pour le Pakistan. Un excellent foyer de guerre mondiale ! Qui aurait pensé en 1978 que la police secrète et l’armée du Shah d’Iran se seraient laissées déborder par des religieux ? Trente ans plus tard, la communauté internationale en est à voter des sanctions contre l’effort atomique militaire iranien. Futile !

Comme Pascal a proposé son pari de croire en Dieu car nous n’avons rien à y perdre sauf peut-être un peu de temps à consacrer à la prière, je propose le pari de la Turquie avec les faibles risques de voir nos valeurs perturbées mais surtout avec l’envoi au monde d’un signal d’ouverture au Proche-Orient et à l’Asie, signal qui pourrait avoir de l’écho bien au-delà et tuer des tensions latentes.

Toutes les occasions sont bonnes à saisir pour passer ce message, comme l’Union pour la Méditerranée inaugurée à Paris le 13 juillet 2008 et dont la Turquie est le pays le plus peuplé et la participation d’Izmir à l’exposition universelle de 2015, que Milan a gagnée. Istanbul a organisé très professionnellement le 5e forum mondial interactif de l’eau en mars 2009 et sera capitale européenne de la culture en 2010.

Le citoyen moyen, d’où qu’il vienne en Europe, inquiet pour son emploi au début d’une récession qui s’annonce dure et pour sa sécurité, voterait en ce moment, si on lui demandait son avis, contre l’adhésion de la Turquie à l’UE. Sait-il qu’Ankara joue depuis plusieurs années les « messieurs bons offices » entre Arabes (Palestiniens et Syriens) et Israéliens pour concrétiser des accords de paix ou de bon voisinage ainsi qu’entre Géorgiens et Russes ?

Il s’agit pour les divers échelons politiques européens de comprendre puis d’expliquer les enjeux majeurs en cette période de crise multidimensionnelle - économique, politique, démographique, culturel, environnemental, énergétique et sécuritaire - d’une relation bilatérale UE-Turquie étendue basée sur la confiance et la préparation en commun de l’avenir. La France, handicapée actuellement par des relations bilatérales au plus bas et surtout l’Allemagne, devraient jouer un rôle moteur.

Un chantier ambitieux à continuer pour revenir sur les traces des Celtes Galates il y a plus de 2 200 ans, l’histoire repassant rarement les plats !

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