Il y a douze ans, le 28 février 1997, le conseil de sécurité nationale (MGK – Milli Günvenlik Kurulu), adressait au gouvernement de coalition du leader islamisme Necemettin Erbakan (à gauche sur la photo) une série d’injonctions lui demandant de respecter la laïcité. En réalité, ces injonctions lançaient un processus qui allait voir l’armée turque et ses principaux auxiliaires (la haute administration, la justice, la presse, le grand patronat, les partis politiques du système notamment) s’employer à déstabiliser le gouvernement Erbakan, obtenir sa démission et finalement en terminer par la dissolution du parti islamiste de la prospérité (Refah partisi). Ce processus, on le sait, est désormais connu en Turquie, sous le vocable de « coup d’Etat post-moderne ». Il apparaît comme l’intervention militaire la plus sophistiquée au sein de la longue liste des putschs, qui ont jalonné l’histoire politique turque de la seconde moitié du XXe siècle.
Du coup d’Etat de 1960 jusqu’au coup post-moderne de 1997, en passant surtout par l’intervention plus feutrée de 1971 et par celle sans équivoque de 1980, l’armée a mis en place une démocratie hautement contrôlée, en s’implantant au cœur du fonctionnement du système politique turc. Lors de sa promulgation et dans les deux décennies qui ont suivi, la Constitution de 1982, en confiant à un conseil de sécurité nationale (émanation des plus hautes instances de l’armée) un rôle de surveillance politique permanente et la possibilité d’émettre des remontrances dont le gouvernement devait impérativement tenir compte, est apparue comme l’aboutissement de ce processus de militarisation du système. Ce texte, élaboré d’ailleurs sous le contrôle étroit de l’armée, avait de surcroît permis de confier, pendant les sept premières années de son application, la présidence de la République, à l’un des auteurs du putsch de 1980, le général Kenan Evren.
Ce douzième anniversaire du coup post-moderne survient au moment même où l’affaire « Ergenekon » frappe presque quotidiennement l’armée mettant à jour des pans entiers de l’activité occulte de l’Etat profond et où des bandes téléphoniques révèlent les interventions politiques permanentes du général Ismail Kakkı Karadayi (à droite sur la photo), qui fut le chef d’état major de l’armée turque de 1994 à 1998. Sur ces bandes, en effet, une voix attribuée au général Karadayi indique sa participation à la plupart des interventions militaires vécues par la Turquie et son implication directe dans le coup post-moderne de 1997. La voix en question se vante, en particulier, d’avoir « servi le pouvoir sur un plateau d’argent » au leader de l’ANAP, Mesut Yimaz. Elle reconnaît aussi avoir demandé « au Hoca » (comprendre Necemettin Erbakan) de démissionner.
Pourtant, cet anniversaire permet aussi de mesurer le chemin parcouru au cours des 12 dernières années. La candidature de la Turquie à l’UE a provoqué un remaniement profond de la Constitution de 1982. En 2001, une révision constitutionnelle importante a affecté près d’un cinquième des articles de la loi fondamentale turque. Le conseil de sécurité nationale est devenue une institution majoritairement composée de civils, tandis que son pouvoir d’injonction lui était enlevé au profit d’une compétence simplement consultative. Le chapitre de cette même Constitution, consacré aux droits et libertés, a fait également l’objet d’un toilettage important. Mais surtout, en 2007, l’armée n’a pu empêcher l’élection d’Abdullah Gül à la présidence de la République. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayer. Les bandes téléphoniques, auxquelles nous faisions précédemment allusion, révéleraient à cet égard que le général Karadayi serait personnellement intervenu pour inciter Uğur Mumcu, l’ex-leader de l’ANAP, à boycotter le premier tour de l’élection présidentielle. Force est de constater cependant que le mémorendum militaire du 27 avril 2007, paru sur le site internet des forces armées turques et qualifié parfois de « e-coup » (cf. notre édition du 30 avril 2007), n’a pas eu les mêmes effets que les fameuses injonctions du 28 février 1997. Par la suite, les élections législatives anticipées de juillet 2007 et l’élection d’Abdullah Gül, en août de la même année, ont consacré la défaite des militaires qui aujourd’hui sont contraints d’adopter une position de repli. Enfin, depuis le début de l’année 2008, les révélations de l’affaire « Ergenekon » ont durement frappé l’armée, conduisant un certain nombre d’anciens généraux derrière les barreaux. Des rumeurs évoquent même actuellement l’inculpation imminente du général Karadayi…
Ainsi, ceux qui se sont longtemps considérés comme les propriétaires de la République voient chaque jour un peu plus leur bien leur échapper et leur influence se réduire. Mais dans le contexte de changement spectaculaire que vit la Turquie depuis quelques années, alors que le système constitutionnelle « sécuritaire » mis en place par la Constitution de 1982 vacille et que l’on parle de l’élaboration d’une Constitution civile, le problème est désormais de comprendre la nature des nouveaux équilibres qui sont en train de se mettre en place.