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Des séismes et de l’histoire politique de la Turquie

jeudi 10 janvier 2008, par Ovipot

Titre original : Pour Çaglar Akgungor, « Rien qu’en étudiant les périodes post-séismes, on peut retracer toute l’histoire politique de la Turquie »

Caglar AkgungorLe 17 décembre 2007, à l’Institut d’Études Politiques de Grenoble, Çaglar Akgungor a soutenu une thèse de doctorat en Science politique, réalisée sous la direction de Claude Gilbert, sur le sujet suivant : « La Turquie à l’épreuve des séismes de 1999, une analyse sociopolitique à travers les discours médiatiques post-catastrophes ». Avant de devenir chercheur en Sciences sociales et d’investir un tel sujet, Çaglar Akgungor a vécu les catastrophes de la Marmara en 1999, en tant que secouriste. Il sait donc de quoi il parle et cette proximité avec le sujet ne l’empêche de prendre de la distance par rapport à son objet d’étude puisqu’il prétend questionner l’histoire et le système politiques de la Turquie, à partir de l’observation des comptes-rendus que les médias ont pu faire de ces tremblements de terre. Le « Blog de l’OVIPOT » a donc ouvert ses colonnes à ce jeune chercheur, qui souhaite se consacrer désormais à la prévention des risques majeurs en Turquie.

OVIPOT : Que nous apprennent les séismes en Turquie, en particulier les séismes de la Marmara en 1999, sur le système politique turc et ses évolutions contemporaines ?

Çaglar Akungor : Pour répondre à cette question, il faut d’abord évoquer ce que nous apprennent les séismes précédents, notamment ceux qui se sont déroulés depuis 1939. La catastrophe est un événement dont la lecture dépend du contexte socio-politique. Jusqu’en 1999, on a toujours vu, avec plus ou moins d’acuité, que les séismes étaient l’occasion de la célébration d’un Etat perçu comme « omni-compétent ». Cet Etat vole au secours des citoyens et régle tous les problèmes rapidement, de sorte qu’en quelques jours, le séisme ne fait plus la une des médias. Il faut se souvenir que, jusqu’aux années 90, en outre, les médias ne sont pas privés. Étant des médias publics, ils véhiculent donc abondamment cette image de l’Etat, alors même que les zones de catastrophe sont rapidement bouclées et contrôlées par les autorités publiques. De 1939 à 1999, un tel isolement est d’autant plus facile que la plupart des séismes, qui surviennent, se produisent dans des zones lointaines, à l’Est du pays, le plus souvent. En 1999, au contraire, ce schéma est remis en cause parce que le séisme survient dans une zone proche d’Istanbul, c’est-à-dire dans la zone économique la plus importante du pays, et de surcroît à l’endroit même où sont implantés la plupart des médias turcs qui sont devenus pour l’essentiel privés, dans les années 90. Très vite, ces médias commencent à faire des émissions en direct, à partir des zones touchées par la catastrophe. Ceci empêche les autorités publiques de reprendre l’ancien schéma de traitement de catastrophe, présentant l’Etat comme omnipotent. On assiste, en effet, à une mobilisation citoyenne qui est une grande première dans l’histoire de la Turquie. Depuis Istanbul, des milliers de volontaires affluent pour aider les victimes. Ce contexte suscite une période, certes, courte, mais très intense, de critiques contre l’Etat et le système politique. La démystification de cette image d’État paternaliste et compétent a ainsi aidé les Turcs à comprendre que des ONG ou des individus isolés sont tout à fait capables de prendre des initiatives et d’agir.

OVIPOT : Dès lors, peut-on dire que ce sont les séismes de la Marmara qui ont révélé la société civile en Turquie ?

Çaglar Akungor : Il serait exagéré de prétendre que c’est ce seul événement qui a révélé la société civile, en Turquie, même s’il s’agit, sur tous les plans, d’un séisme majeur. Personnellement, je pense que les séismes de 1999 ne sont pas, à proprement parler, les « événements créateurs » de la société civile, mais qu’ils en constituent en quelque sorte « des événements annonciateurs ». Depuis le début des années 90, en effet, il y avait déjà, de mon point de vue, une dynamique enclenchée, avec la multiplication des associations, avec les réactions à l’affaire de Susurluk ou avec la mobilisation ayant entouré l’exposition « Habitat 2 ». En fait, une dynamique était en cours et les tremblements de terre de la Marmara ont été des stimulateurs de ce phénomène. Il faut voir qu’une catastrophe révèle les lacunes du pouvoir politique traditionnel, les autorités ne sont plus capables de contrôler les choses et cela laisse bien sûr du champ à d’autres acteurs… Ceci étant, ce jaillissement de la société civile a été une sorte de vague qui n’a pas duré bien longtemps et rapidement le schéma traditionnel a repris ses droits. La presse, par exemple, n’a pas hésité à changer totalement de discours en quelques jours : ceux qui avaient dénoncé l’absence de l’État, au lendemain des séismes, ont annoncé sans vergogne « le retour de l’Etat », quelques semaines plus tard. Toutefois, il faut reconnaître que, pour beaucoup de citoyens turcs, le terme « ONG » est étroitement lié, depuis, aux suites des séismes de 1999.

OVIPOT : Dans vos travaux, vous faites une véritable histoire des séismes, que nous apprend cette histoire, notamment sur l’histoire politique de la Turquie ?

Çaglar Akungor : Beaucoup de choses ! Rien qu’en étudiant les périodes post-séismes, on peut retracer toute l’histoire de la Turquie contemporaine. Quand on part de 1939, on peut retrouver toutes les étapes des mutations politiques de ce pays : le passage à la démocratie multipartite, les périodes autoritaires, les démocratisations… On voit aussi que les règles du jeu ont commencé à être modifiées, à partir des années 80. Jusqu’au milieu des années 80, globalement la Turquie était un pays fermé au reste du monde, je veux dire un pays où les Turcs vivaient repliés sur eux-mêmes. Quand on retrace cette histoire des séismes en Turquie, la principale leçon qui apparaît, de mon point de vue, c’est que la Turquie n’a commencé à se moderniser au niveau politique qu’à partir des années 80. C’est, en effet, vraiment à cette époque que le libéralisme politique commence à se manifester.

OVIPOT : Mais comment peut-on détecter de tels changements au travers des séismes ?

Çaglar Akungor : Il suffit d’observer, par exemple, que jusqu’au séisme de 1999, on ne voit pas véritablement l’individu, le citoyen, se manifester. Il y a certes des gens qui veulent aider mais tout passe par un État qui centralise toutes les actions. En outre, on ne voit pas chez les citoyens de véritable volonté d’engagement personnel. En 1999, en revanche, on voit des gens partir dans les zones sinistrées sans tenir compte de la présence et de l’avis de l’Etat. Il y a là je pense une sorte de mobilisation et d’expression de demandes individuelles. Les individus réclament, en quelque sorte, leur droit d’assistance aux victimes du séisme. Et, dès lors, des tensions apparaissent entre les autorités et les volontaires qui arrivent dans la région. Et c’est là où la catastrophe débloque les choses. Il y a une situation de chaos, il est difficile de contrôler tous les volontaires, ces derniers, en outre, ne font pas nécessairement du bon travail mais, à l’occasion de cette situation, les individus vont court-circuiter l’Etat, pour pouvoir agir… pour pouvoir aider. Ceci est très important parce qu’il y a véritablement là, la réclamation d’une part de l’espace public.

OVIPOT : Les séismes de la Marmara en 1999 permettent-ils d’observer des changements vraiment profonds ?

Çaglar Akungor : Oui, il y a des changements importants à observer. Quand on regarde les discours post-séismes traditionnels, on s’aperçoit que jusqu’aux années 50, on parlait surtout de la nécessité de développer le pays pour faire face à de telles catastrophes. On envisageait les problèmes posés sous un angle exclusivement économique. Le discours était un peu : « Si les gens sont morts, c’est parce que notre béton est de mauvaise qualité… etc…etc… ». Par la suite dans les années 60 et 70, ce sont des discours plus militants, voire plus idéologiques qui s’imposent. « Le séisme reflète la lutte des classes et les victimes sont plus nombreuses dans les milieux défavorisés », dit-on alors en substance. Dans les années 90, et notamment en 1999, les critiques et les analyses sont beaucoup plus diversifiées et riches. Ainsi, on commence à s’interroger pour connaître les raisons de l’ampleur des dégâts matériels et humains. Et, en partant de la question de la responsabilité des séismes, on en arrive à un questionnement de l’ensemble du système. Surtout, on observe la mise en place d’une chaîne de causalité entre les dommages et un certain nombre de problèmes sociaux majeurs : la corruption, le clientélisme politique, la paralysie du système politique, la crise de la représentation démocratique… Il y a donc là des évolutions très importantes.

(Propos recueillis le 19 décembre 2007).

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Sources

Article original sur le site de l’OViPoT

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