Si les Constitutions sont des textes fondamentaux pour une nation, les lois pénales et surtout les codes pénaux, ont aussi beaucoup d’importance : ils concrétisent les libertés fondamentales. C’est pourquoi l’UE a insisté pour l’adoption d’un nouveau code pénal en Turquie.
Pourtant le maintien d’articles comme l’article 301 dans le code pénal, relatif à l’injure à l’identité turque, mécontente toujours. En effet, les nombreuses poursuites entamées ces dernières années contre journalistes, éditeurs et écrivains sont pointées du doigt par les organisations non gouvernementales.
Le gouvernement subit des pressions de la part des activistes et des intellectuels turcs mais aussi de la part de l’Europe qui guette attentivement la situation des droits de l’Homme et son évolution. Tous ont condamné à maintes reprises les restrictions concernant, non seulement la liberté d’expression, mais aussi la liberté de la presse. Ces restrictions constituent en effet des violations incontestables des standards internationaux, notamment du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ratifié par la Turquie en 2003.
Héritage idéologique
En considérant l’exposé des motifs de l’article 301, le ciment idéologique sur lequel il repose est mis en évidence tout comme les débats qu’il suscite. L’action d’injurier publiquement la nation turque, la République, la Grande Assemblée Turque tout comme le gouvernement, les organes du pouvoir judiciaire, les forces militaires ou de sûreté de l’Etat constitue un délit. Le concept controversé de « turcité », évoque ainsi « l’existence commune » à tous les Turcs de par leur culture commune et cela quel que soit le lieu où ils résident. Aussi cette « existence » est plus large que le concept de nation turque et comprendrait les peuples vivant à l’extérieur de la Turquie et possédant la même culture. Par injure, on entend ici les actions portant atteinte à l’honneur et aux valeurs des instances citées. De plus, on justifie des peines plus lourdes « proportionnellement » au caractère de la diffamation, en fonction du lieu où elle a été commise et de son auteur. Autrement dit, si le délit est commis par un citoyen turc à l’étranger, la peine sera plus lourde.
Nombreux sont les opposants à l’article 301 qui renvoient au caractère anticonstitutionnel de la notion de « turcité » présent dans cet article et dans l’exposé des motifs. Pour eux, il reste inacceptable dans une démocratie moderne, d’autoriser et de légaliser une conception « ethniciste » et nationaliste de la nation. À cet effet, ils proposent de remplacer le mot « turcité » par l’expression « la nation de la Turquie » (Türkiye Halkini) dans laquelle n’apparaît selon eux aucune discrimination ethnique ou religieuse.
Article 301 : garde fou ou instrument de censure ?
L’article 301 a été introduit dans le cadre des réformes législatives du 1er juin 2005 visant à s’aligner sur les critères de Copenhague. Il remplace l’article 159 de l’ancien code pénal turc se réfèrant à l’offense contre l’État et les institutions étatiques. C’est aussi dans le cadre de ces réformes que l’article 301 a été porté à l’ordre du jour. Le premier changement a eu lieu en février 2002 et a diminué les peines encourues de trois à un an. Par le deuxième amendement, un alinéa final a été introduit dans lequel figure que « l’expression d’opinions dans le seul but de critiquer et sans intention d’insulter ou d’outrager ne sera pas punie ».
Comme la ligne de démarcation entre la critique et l’insulte demeure floue à bien des égards, il est possible de penser que les journalistes s’autocensurent… Pour les intellectuels et journalistes turcs, les sujets tels que les minorités, l’appareil militaire, et l’islam demeurent encore très délicats. Le traitement non orthodoxe de ces sujets peut mener, dans certains cas, à des arrestations et des poursuites criminelles.
Affrontements idéologiques
À la lumière des nombreux procès et poursuites médiatisés, on s’aperçoit qu’il s’agit avant tout d’affrontements idéologiques à plusieurs niveaux. Une partie de l’élite dirigeante et des militaires redoute la remise en question de l’idéologie et de l’histoire officielles : ils craignent une fragilisation de l’ordre actuel et de leur pouvoir.
À un premier échelon, des affrontements au niveau de la politique intérieure avec, entre autres la question des minorités arméniennes et kurdes, le droit à l’objection de conscience se font sentir... L’évocation de ces sujets par le biais de la presse écrite, des médias audio-visuels, de l’enseignement tout comme de conférences et colloques reste à l’origine de la plupart des poursuites.
Au second échelon, il s’agit d’affrontements touchant à la politique extérieure et notamment, aux positions quant à la place de la Turquie dans les scènes internationale et européenne. En somme, c’est un débat d’opinion, mais qui n’est pas ouvert, les uns cherchant à intimider les autres en instrumentalisant les lois : c’est en effet l’interprétation et l’application de ces dispositions par les juristes qui est avant tout problématique.
En comparaison…
Les défenseurs de l’article 301 du CPT (Code Pénal turc) mettent en avant que des textes de loi et des articles similaires existent « ailleurs ». Pourtant en y regardant de plus près, il est clair que dans nombre de pays européens, il n’est pas directement question de sanctions ou de mesures pour la défense de l’Etat ou de la République, mais des institutions de l’Etat, de ses fonctionnaires, de ses représentants et de l’ordre parlementaire. Alors que certains pays introduisent la notion d’injure et de dénigrement dans leur législation, d’autres nuancent ces notions en mentionnant les mouvements pouvant menacer l’ordre public, créer le désordre et provoquer des comportements violents.
En Europe, on distingue deux groupes de pays. D’une part, ceux qui ont mis en place des lois afin de garantir la sécurité de l’Etat et de ses agents en cas d’opérations ou d’actions terroristes menées contre les institutions de l’Etat, son existence, ses symboles et ses fonctionnaires. Et d’autre part, ceux qui traitent du sujet sans faire référence aux menaces terroristes. Aussi, lorsque des dispositions similaires à l’article 301 du CPT ont commencé à être mises en place en Europe, les hommes de lois comme les dirigeants se sont rapidement rendus compte qu’elles étaient plus nuisibles que bénéfiques et s’y sont opposés pour diverses raisons.
Des dispositions similaires basées sur les « outrages politiques », visant à protéger les hauts organes politiques de l’Etat subsistent donc dans la plupart des codes pénaux européens, même si leurs contenus diffèrent. Elles ne sont pas très « présentables », mais le fait qu’elles ne soient que très rarement appliquées ne constituent donc pas un danger pour la liberté d’expression.
Entre le cœur et la raison
Pour l’heure, les défenseurs des droits de l’Homme en Turquie se trouvent face à un dilemme. Ils savent que la perspective d’adhésion à l’UE mène leur pays vers un véritable Etat de droit et vers le respect des droits fondamentaux. Ils savent aussi qu’il leur appartient de pousser les autorités turques dans ce sens, en dévoilant les violations commises. Mais ils savent que ces informations sont également utilisées par ceux qui ne veulent pas voir la Turquie entrer dans l’Union européenne. Nombre d’observateurs s’accordent aussi à dire que le « non » à la Turquie, en renforçant le camp des eurosceptiques et des nationalistes turcs, aurait des conséquences désastreuses sur les droits de l’Homme.
Notons aussi qu’il y a 35 articles similaires à l’article 301 présents dans le code pénal turc, qui criminalisent également « l’insulte aux intérêts nationaux fondamentaux ». En d’autres termes, changer l’article 301 ne résout pas entièrement le problème. La consolidation de la démocratie turque ces dernières années se manifeste à la fois par un assainissement de la vie politique et par une évolution lente et progressive du nationalisme turc. La perspective d’adhésion à l’Union européenne, assortie d’aides financières, a poussé le gouvernement actuel à entreprendre les réformes et c’est la perspective réelle d’une entrée en bonne et due forme dans l’Union qui a joué un rôle de catalyseur. L’adhésion est aussi l’élément moteur de la consolidation des démocraties pour les nouveaux membres d’Europe centrale et orientale et pourrait bientôt jouer le même rôle en Turquie.
Position du gouvernement
L’assassinat de Hrant Dink en janvier 2007 est directement associé à l’article 301 du CPT. La Turquie en est fortement consciente. À la suite de ce triste événement, le gouvernement a pourtant parlé de modifier cet article et les ONG ont répondu présentes à cet appel. Alors que l’UE fait pression sur la Turquie pour sa suppression, le gouvernement turc semble toujours jouer la sourde oreille. Aussi, la position du gouvernement, qui ne prête pas attention aux revendications des sociétés civiles et des intellectuels, est largement soutenue par l’opinion publique turque. Celui-ci est tout à fait conscient que les sentiments de nationalisme présents dans la société soutiennent le statu quo. L’article 301 du Code pénal fait figure de symbole : cet article représente aussi le dernier bastion des nationalistes turcs. Bras de fer musclé en interne comme en externe donc…
Ainsi, un an après l’assassinat du journaliste Dink, les opposants à l’article 301 critiquent l’absence de réforme. Devant les nouvelles pressions, le Premier ministre turc a évoqué lors de la 44e conférence sur la sécurité à Munich les 9 et 10 février 2008 sa volonté de réexaminer l’article 301. Les facteurs qui repoussent amendements et réformes sont multiples. Pourtant une chose est claire, renforcer l’état de droit et la démocratie en Turquie passera avant tout par un changement des mentalités et par la même de la législation qui n’est autre que son reflet. En Europe comme en Turquie, beaucoup regrettent que le gouvernement ne mette pas autant d’énergie dans cette direction. Les réformes constitutionnelles et les débats sur le voile ne font qu’accentuer un peu plus la bipolarisation dans le pays : plus que jamais Ankara a besoin que Bruxelles lui tende la main...