L’ambulance déboule, sirène hurlante, à l’entrée de l’un des plus gros chantiers navals de la baie, celui de la société MGK, propriété du conglomérat Koç. Les agents de sécurité s’agitent. Un ouvrier est évacué : il a reçu une pièce métallique sur le pied.
Ce même jour, on a appelé les secours au moins trois fois pour des accidents de travail plus ou moins sérieux sur les chantiers de construction de bateaux situés à Tuzla, à la périphérie d’Istanbul. La routine dans cet immense complexe où travaillent environ 50 000 ouvriers.
Chacun a une cicatrice à faire voir ou une frayeur à raconter. Necmettin montre son pouce recousu et boursouflé. Cetin sort de son portefeuille la photo de son camarade Selim, mort en mai 2005, écrasé sous une charge.
En sept ans, une cinquantaine de personnes ont trouvé la mort sur ces « chantiers de la mort », dix-huit au cours des huit derniers mois, le plus souvent à cause de chutes dans le vide ou d’explosions.
Cette hécatombe, ainsi que les accusations de négligences contre les employeurs, ont attiré l’attention sur Tuzla et sur sa quarantaine d’entreprises, qui représentent 95 % de la construction navale en Turquie. La presse, les députés, les chefs de partis de gauche sont venus s’intéresser au sort des ouvriers. Le ministre du travail, Faruk Celik, a promis de faire le ménage. Depuis, les portes se sont fermées et les vigiles repoussent les intrus.
Le 28 février, une manifestation du principal syndicat de dockers, Limter-Is, a dégénéré, une fois de plus. Plusieurs milliers d’ouvriers ont fait grève pendant deux jours. Comme souvent à Tuzla, les forces de police ont violemment réprimé le sit-in devant les chantiers navals.
Nouvelle série de blessures dues, cette fois, aux coups de matraques. « J’ai été renvoyé, fait remarquer Kamber Saygili, le secrétaire général de Limter-Is. Beaucoup de grévistes sont menacés ou accusés de participer à des activités terroristes. On nous a dit : »On va vous renvoyer dans votre village« . » Derrière lui, dans le petit local syndical, une affiche proclame : « Ce n’est pas la guerre. Ils sont morts sur les chantiers navals ». Des dizaines de noms suivent. Les derniers, morts depuis le début de l’année 2008, ont été ajoutés au stylo.
Les syndicats dénoncent des cadences de travail insensées et la précarité de leur statut. « Ces accidents sont prévisibles, estime Cem Dinç, le leader du mouvement, soudeur depuis sept ans. Normalement, un ouvrier doit travailler 7 h 30 par jour. En réalité, les journées durent parfois dix ou douze heures. L’absence de règles est devenue la règle. »
Les fraudes sont courantes, même dans les plus grosses compagnies. Les ouvriers travaillent parfois sans sécurité sociale ou sont déclarés un jour quand ils travaillent un mois entier. La main-d’œuvre non qualifiée arrive en masse de l’est du pays, économiquement sinistré, et travaille à la journée pour 15 livres turques (7,74 euros). Six cousins, arrivés il y a trois mois d’Urfa, à la frontière syrienne, racontent que leur formation s’est limitée à dix minutes de visionnage d’un DVD. Le reste, ils l’ont appris sur le tas.
« Pas assez de personnel qualifié »
Mehmet Demiral se bat depuis deux ans pour obtenir réparation devant la justice. Son fils de 19 ans est mort en décembre 2005, en tombant d’un toit, à 18 mètres du sol. « Nos vies ont moins de valeur que leurs chiens », siffle le petit homme dans sa moustache. Le jeune Sezai travaillait pour un gros sous-traitant. Ces derniers se sont multipliés ces dernières années.
Les commandes de bateaux à Tuzla ont quasiment doublé depuis 2004. « Le secteur s’est développé subitement et nous n’avons plus assez de personnel qualifié, regrette Hasan Uzunyayla, l’un des rares patrons à accepter de témoigner. C’est pour cela aussi que les accidents sont si nombreux ces dernières années. » Selon lui, les pays européens abandonnent peu à peu cette activité dangereuse et peu compatible avec les normes environnementales, qui du coup se reporte massivement sur la Turquie.