Associer la Turquie à sa Mafia serait aussi injuste que de réduire la Sicile à sa Cosa Nostra et la Russie à son Organizatsya.
Il n’empêche que le phénomène mafieux reste bien implanté en Turquie dont les organisations criminelles figurent parmi les principaux clans de la planète. Un paramètre qui est rarement évoqué lorsqu’on aborde les relations entre Ankara et l’Europe. Or, le crime organisé turc affiche une belle santé grâce, notamment, au « boum » du trafic d’héroïne. La plus grande partie de l’opium afghan est traitée et transformée par les laboratoires clandestins installés en Turquie (lire aussi nos éditions d’hier). C’est dire si l’héroïne consommée dans les pays européens est estampillée, le plus souvent, made in Turkey.
En outre, la Mafia contrôle les routes du trafic de stupéfiant de l’Asie vers l’Europe, même si les clans albanais et kosovars sont en train de lui contester, parfois avec succès, cette domination. Citant un rapport émis en juillet 2004 par la Chambre de commerce d’Ankara, le criminologue français Xavier Raufer estimait le chiffre d’affaires de la mafia turque à environ 60 milliards de dollars par an, ce qui représente la moitié du budget de l’Etat en Turquie ! Comme pour les autres organisations criminelles, les implications de la mafia turque dans l’appareil politique et administratif se révèlent massives.
La Mafia s’active aussi dans l’organisation du football turc à en croire un chroniqueur sportif de l’excellent journal Vatan. Et Xavier Raufer de citer de nombreux cas de relations dangereuses entre justice, politique et crime organisé. Les liens entre la mafia et nombre de partis laïques constituent d’ailleurs l’une des causes majeures de la réussite de l’AKP, le mouvement musulman actuellement au pouvoir à Ankara, qui a fait campagne contre l’alliance du crime et de la politique. Dès lors, cette activité mafieuse peut-elle servir de prétexte pour ne pas accepter l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne ?
S’il existe des écueils politiques à cette adhésion la non-reconnaissance de Chypre par la Turquie et la négation du génocide arménien, par exemple, l’argument antimafieux ne résiste pas à l’examen. Sur ce sujet, les pays européens paraissent tentés par deux attitudes aussi néfastes l’une que l’autre : refuser de prendre conscience du phénomène mafieux en Turquie ou sauter sur cet aspect pour rejeter Ankara.
Une économie traditionnelle et fermée
Tout d’abord, la Mafia est surtout présente dans les secteurs traditionnels et fermés de l’économie. Or, une entrée de la Turquie dans l’Europe fortifierait avant tout ses secteurs modernes et ouverts qui résistent mieux aux tentacules de la « Pieuvre ».
En outre, la société turque a développé des anticorps dans son affrontement avec le crime organisé. Car si l’on en sait autant sur la Maffya, on le doit surtout à la presse turque dont de nombreux médias ont fait preuve de courage en dénonçant l’emprise des clans criminels sur la justice, la politique et le sport. Sous la pression médiatique, de nombreux dossiers impliquant des « parrains » n’ont pas pu être enterrés.
Enfin, la mafia turque est implantée dans les pays européens, dont la Suisse, depuis belle lurette. Un rejet de la Turquie hors de l’Union ne changerait rien à cet égard. Pire : il risquerait plutôt d’aggraver la situation. Il est préférable de profiter de cette période où la Turquie doit faire ses preuves pour exiger qu’elle poursuive ses efforts visant à débarrasser la justice et la police de leurs influences mafieuses. Une bonne politique criminelle serait d’inclure les autorités turques dans le combat contre le crime organisé et non pas de les exclure.
Mais il faudrait, pour ce faire, que les pays européens disposent d’une force antimafieuse puissante et unifiée. Or, depuis la mort du projet de Constitution européenne, cette force demeure dans les limbes. Ainsi, le Parquet européen fer de lance de la répression pénale au sein de l’Union n’est toujours pas créé. Sans une justice à l’échelon européen et tant que les frontières resteront les complices de la grande criminalité, les efforts antimafieux demeureront voués à l’échec, que la Turquie soit ou non européenne.