Le centenaire de la fondation de la République de Turquie serait un horizon raisonnable pour l’entrée du pays dans l’Union européenne.
Au soir de sa victoire électorale le 22 juillet, Recep Tayyip Erdogan, Premier ministre sortant et leader de l’AKP [Parti de la justice et du développement, issu du mouvement islamiste, ndlr] a évoqué en une phrase le redémarrage des négociations pour l’adhésion à l’Union européenne commencées en octobre 2005. Son gouvernement, en 2003 et 2004 a beaucoup fait en ce sens mais ensuite il a cessé de s’intéresser à l’Union européenne donnant du coup de plus en plus de gages aux souverainistes et aux nationalistes. C’est maintenant une nouvelle heure de vérité pour l’AKP qui est plus fort que jamais. L’opinion par son vote massif en faveur de ce parti, a montré qu’elle ne veut plus d’interférence des militaires dans la vie politique. Mais la voie la plus sûre pour plus de démocratie en Turquie passe encore et toujours par l’Europe. Mais cette fois la seule volonté politique du nouveau gouvernement de Recep Tayyip Erdogan risque de ne pas suffire à relancer le processus.
Pour danser un tango, il faut être deux. La Turquie a besoin d’un signal fort de ses partenaires sous la forme d’une date d’adhésion. Un nombre croissant d’Européens, notamment parmi les Français, affichent depuis quelques années leur turco-scepticisme. Incapables d’apprécier les bénéfices à long terme d’une adhésion de ce pays charnière, ils le poussent à l’introspection et au repli nationaliste. Ils sèment les germes d’un net recul par rapport aux transformations actuellement à l’œuvre dans la société, qui ne manquerait pas de se concrétiser en l’absence d’une incitation puissante à rejoindre l’UE. Cette perspective pourrait engendrer une crise politique, sociale et économique qui réduirait non seulement à néant les progrès accomplis par la Turquie au cours des six dernières années, mais aurait également des répercussions négatives dans toute la région.
Nous en sommes désormais à un stade où la Turquie se détourne de l’Europe, et de l’Occident en général. Les conférences sur ce pays se déclinent dorénavant sur le thème : « Comment avons-nous perdu la Turquie ? ». La récente invalidation de l’élection présidentielle et l’éventualité d’une intervention militaire en Irak donnent aujourd’hui l’image d’un pays en proie à la confusion, que ce soit dans ses affaires intérieures ou extérieures. Cette crise s’explique notamment par la maladresse du gouvernement dans sa gestion des crises et par l’évanouissement soudain de la perspective européenne.
En effet, depuis que l’adhésion à l’UE semble compromise, la Turquie est de nouveau face à ses démons. L’ultimatum adressé sous forme de communiqué sur Internet par l’armée en est la parfaite illustration. Les élites militaires auraient-elles osé s’immiscer de manière aussi ostensible dans le débat politique si l’horizon européen était encore d’actualité et si le pays était en cours de négociation avec l’UE, comme la Croatie ? Certains pourraient être tentés d’affirmer que cette ingérence de l’armée dans la sphère politique a précisément pour but de faire dérailler le processus d’intégration à l’Europe. Ils oublient que les responsables militaires, et en particulier l’ancien chef d’état-major, le général Hilmi Ozkok, ont officiellement soutenu les réformes engagées entre 2002 et 2004, dont le contenu et les résultats ont eu une portée bien plus large que l’actuel débat stérile entre laïques et religieux, qui semble en partie entretenu par l’armée.
En Europe, certains hommes politiques se sont fait les ardents détracteurs de la candidature de la Turquie à l’UE depuis la fin 2004, c’est-à-dire depuis que l’exécutif turc a brutalement cessé de travailler sur des réformes d’inspiration européenne. Toutes les enquêtes d’opinion, tant en Turquie qu’en Europe, révèlent en effet que le processus traverse une mauvaise passe. Les Européens, qui craignent que la Turquie ne devienne un fardeau trop lourd pour l’Union, et les Turcs, qui pensent, eux, que l’UE veut nuire à leur pays, commencent à se percevoir mutuellement de manière presque hostile.
Voilà qui explique le scénario catastrophe, et la nécessité d’en sortir. En l’état actuel des choses, les deux parties ont besoin de renouer des liens de confiance, et dans le cas contraire, elles doivent exprimer clairement leurs intentions. Le processus de candidature turque ne peut pas continuer sur la même voie que celle empruntée depuis 2005. Sa légitimité est sérieusement écornée par le fait qu’en Europe, le mot « Turquie » est désormais tabou, et réciproquement. Les relations multilatérales et bilatérales entre la Turquie et les Etats membres de l’UE ne peuvent plus se dérouler dans cette atmosphère de tension constante, qui relève en fait de la gestion de crise permanente.
Cette stratégie de la corde raide, consistant à dire « nos relations peuvent continuer à se dégrader tant qu’elles ne sont pas rompues, nous nous en occuperons le moment venu », s’effondrera lorsque le moment viendra. L’affaiblissement des liens entre les deux parties a atteint un degré tel qu’il devrait appeler à une profonde révision de leurs politiques. Pire encore, ce sont les milieux d’affaires internationaux qui en prendront les premiers la mesure, avant même la classe politique.
Il est primordial qu’en Turquie, la candidature à l’UE, perçue comme un objectif politique national et populaire, fasse à nouveau consensus. Pour autant, et bien que la question doive être réglée tôt ou tard, aucun parti ni aucune institution ne semblent aujourd’hui vouloir prendre l’initiative à ce sujet.
Pour ce qui est de l’UE, il est improbable que les États membres s’accordent pour réviser le statut de pays candidat, approuvé le 14 décembre 2004, au profit d’un statut de seconde classe, mais la perspective d’une adhésion turque ne peut être ravivée qu’en faisant un pas en avant.
Le redressement de ce processus dépendra tout autant de la volonté de la Turquie que du signal fort de la part de l’Union, que constituerait l’annonce officielle d’une date pour l’adhésion. Pour ma part, le centenaire de la fondation de la République de Turquie en 2023, me paraît un horizon tout à fait raisonnable.
D’aucuns protesteront que 2023 est une échéance trop lointaine. Toutefois, à bien considérer le niveau de préparation du pays, le climat antiturc qui règne en Europe et les délais nécessaires à la ratification des traités d’adhésion dans les Parlements nationaux, 2023, c’est demain. N’oublions pas non plus qu’il a fallu à un autre « grand pays » candidat, la Pologne, quinze ans d’efforts, dès 1989, pour s’aligner sur les critères de l’Ouest, avant de rejoindre l’Union en 2004. L’horizon de 2023 est également suffisamment lointain pour apaiser certains hommes politiques européens. De plus, une date provisoire est le meilleur gage à offrir à des Turcs au tempérament impatient, qu’une perspective tangible ne manquera pas de galvaniser. Ce fut déjà le cas à deux reprises : lorsque la Turquie a négocié avec l’UE l’union douanière, un accord crucial pour lequel une date butoir avait été arrêtée à 1995, et à l’occasion du Conseil européen de Copenhague, où l’UE à 15 avait fixé une clause de rendez-vous à la fin 2004, pour le respect de ses critères politiques. Ces deux échéances ont été respectées.
Aussi bien lors des Conseils européens d’Helsinki (1999) puis de Nice (2000) furent évoquées, implicitement évoquées, des échéances pour une possible et future adhésion turque. Depuis on souligne que le fait d’avoir préalablement arrêté les dates auxquelles la Bulgarie et la Roumanie devaient rejoindre l’Union s’était révélé contre-productif, et avait enrayé la poursuite des réformes nécessaires à ces pays pour remplir les critères d’adhésion, cette dernière étant en quelque sorte garantie. Toutefois, la grande majorité des nouveaux Etats membres (et certains anciens) ne remplissaient pas la totalité des critères au moment de leur adhésion.
À l’heure actuelle, un accord européen à 27 sur une date d’adhésion n’est pas un objectif réaliste. Il n’est cependant pas interdit aux États membres qui considèrent que la candidature de la Turquie est essentielle, de se prononcer unilatéralement pour l’échéance de 2023, et ce, dans l’intérêt de toutes les parties.
Cengiz Aktar est spécialiste des questions européennes et professeur à l’université Bahçesehir (Istanbul).