Point de vue
Pour l’intellectuel français de base, la Turquie constitue un modèle problématique. C’est certes un pays musulman, un régime laïque et démocratique, où la laïcité, garantie par l’armée, subsiste face à la pression islamique. Mais « ce rôle inévitable, voire utile de l’armée, affaiblit la démocratie, éloignant la Turquie des valeurs et du système occidentaux... ». Certains intellectuels français invoquent ce modèle pour justifier leur opposition à l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Pour d’autres, cette adhésion s’avère en revanche indispensable pour remédier au déficit démocratique de ce pays.
Diamétralement opposées en apparence, ces deux positions ont, comme point de départ, un schéma commun et monolithique. Un schéma qui ne tient compte ni du vécu, ni de l’expérience du passé, ni des hommes et des femmes, ni de la société. Un schéma qui amalgame islam et musulmans, et voit dans l’islam un tout uniforme. Il réduit la société à une structure idéologique et ne croit le changement possible que dans les limites d’une politique donnée. Du coup, il n’analyse pas la Turquie telle qu’elle est.
Or, pour comprendre la Turquie telle qu’elle est, un changement radical de perspective s’impose. Il faut renoncer aux analyses statiques et atemporelles et leur préférer une approche dynamique.
La Turquie actuelle se définit par une série de bouleversements qui s’effectuent selon plusieurs axes. L’un d’eux est « politique » et il découle à la fois d’une transformation de l’espace « social » et d’un processus de personnalisation où l’on se retrouve simultanément consommateur de plusieurs systèmes de valeur à la fois. Cet individu pluriel remplace celui qui gérait ses intérêts différents et contradictoires, dans un système de valeurs monolithique, qui se drapait dans sa posture rationaliste. Si la Turquie devait être un modèle pour l’Europe, elle serait celui de ce changement.
Cette évolution se produit en Turquie autour de trois conjonctions, chacune étant le produit de la société, chacune privilégiant le social - ce social cernant la sphère politique. Ces rencontres s’opèrent entre des couples d’opposés : identité et histoire, militaire et civil, religion et laïcité.
Le choc entre identité et histoire assure la fonction de démocratisation et, à travers une relecture de la période républicaine, la redécouverte des non-musulmans et la discussion sur 1915, suscite une mise en question de l’identité traditionnelle. La société devance le politique et lui ouvre le chemin. Désormais, le rôle politique et militaire de l’armée fait l’objet d’un débat qui engage la société et est abordé du point de vue de cette société même.
Quant au couple religieux-laïc, il a été le principal déclencheur de la coexistence de systèmes de valeurs différents au cœur du même sujet. Le recours simultané par les individus à des systèmes de valeurs sécularisés, religieux, traditionnels et modernes représente une donnée totalement nouvelle dont l’importance ne saurait être exagérée. Si l’on veut comprendre quoi que ce soit de la Turquie d’aujourd’hui, il est indispensable d’observer dans cette optique la coexistence de l’islam et de la politique.
Le recours par un même acteur à différents systèmes de valeurs disponibles manifeste la formation d’un nouvel environnement sociologique dans lequel les identités, les individus, et les allégeances et les subjectivités coexistent, s’imbriquent et interagissent sans pour autant s’annihiler réciproquement. Cela engendre une vague de changement et de remise en question, voire de transformation, qui touche aussi bien les milieux islamiques que laïques.
Dynamiques de changement
Deux points méritent d’être soulignés à cet égard. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, dans les années 1980 et 1990, laïcs et religieux s’affrontaient sur le terrain de la société dans l’espace public. Assimilables à un conflit centre/périphérie, ces conflits étaient attisés par la visibilité accrue du religieux dans l’espace public. Les rencontres résultant de ces tensions ont engendré des interactions, chaque domaine d’expérience devenant une piste pour le changement.
Ces dynamiques sont alimentées par le nouveau regard que les acteurs portent l’un sur l’autre. Ce nouveau regard, à son tour, est stimulé par la mutation intervenue dans la réflexion sur soi-même. D’où un changement issu plutôt d’un consensus imbriqué dans le social que d’un consensus politique. Le deuxième point renvoie à la mutation interne au camp islamique, déclenchée par ce grand changement. En Turquie, on trouve un groupe d’acteurs grandissant qui renouvellent leur rapport à l’identité islamique en recourant à des outils politiques, culturels, moraux, via les femmes et les enfants, etc.
La tendance au changement s’opère donc sur la base de l’hétérogénéisation de l’« islamique » et de son espace, au moyen de motifs et d’interprétations religieuses et de pratiques qui se focalisent sur la religion sans pour autant la rationaliser. L’espace islamique est perçu d’une manière fragmentée et les liens se relâchent entre les différents fragments de cet espace. L’« islamique » est soumis à une désintégration similaire. Il se fonde sur une sécularisation pratique et s’accompagne d’une perception qui place l’homme au centre. C’est la tendance dominante dans les couches musulmanes en Turquie. Il existe aussi une seconde tendance qui garde ses distances vis-à-vis de ce changement et se referme sur elle-même. Tout en accusant la « nouvelle vague », elle essaie de renforcer les liens internes de la communauté.
Le scepticisme à l’égard des initiatives politiques de changement, une vision de l’Occident « autre » par nature et inconciliable, une attitude « développementiste » - étatiste - « solidariste » porteuse de dynamiques de « redroitisation » sont les pierres angulaires de ce durcissement. Mais cette tendance est aujourd’hui largement marginalisée.
Et ainsi se forme une nouvelle distance entre la politique et l’islam.
Ali Bayramoglu, professeur à l’université Kultur d’Istanbul